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RÉMINISCENCES

Mais ce n’était pas tout d’avoir été reçu avocat ; il fallait en exercer la noble profession, remplie des plus glorieuses incertitudes. J’avais une véritable répugnance pour le métier. Me faire avocat consultant, c’était un peu hardi. Exercer devant les cours civiles présentait certaines difficultés ; je ne savais pas la différence entre une assignation et une défense en droit. Un autre embarras se présentait ; je n’avais pas accumulé de rentes pendant ma cléricature, au contraire. Or, quand on n’a pas de rentes, il devient de plus en plus urgent de s’en faire, et je ne voulais pas laisser croire au public que c’était en vain que j’avais acquis mon grade d’avocat à la sueur de mon front.

Des amis compatissants, témoins de mes perplexités douloureuses, m’engagèrent à « exercer au criminel. » C’était aller d’un abîme à l’autre ; mais, comme le dindon de la fable, je n’avais pas le choix de la sauce à laquelle je devais me faire rôtir. Je m’instituai donc avocat criminel, non… au criminel : ce n’est qu’une variante. Je louai un bureau, j’achetai un « Archibald » (auteur de droit criminel) dans lequel je me plongeai jusqu’au cou, et j’attendis tous les Dumollards[1] que la société vengeresse pourrait jeter sur mon chemin. Mais plus j’allais, plus je trouvais que notre peuple était désespérément moral et fournissait peu de pâture à la vindicte publique. J’étais sur le point d’accuser mes amis de félonie à mon endroit ; j’avais trouvé félonie dans Archibald. Je n’avais plus dans la bouche que des expressions de criminaliste, comme un gueux

  1. Fameux assassin français.