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DU DIOCÈSE DE LYON

m’adressant tout particulièrement à mes collègues socialistes, — à une époque où il n’y avait pas de socialistes, du moins conscients, que fait-il ? Il finit par dire : « Je n’ai pas le droit de garder mes richesses ». Sa richesse, c’était d’abord son canonicat. Il le dépose pour vivre avec ces pauvres gens. Mais il lui restait une belle fortune. Au bout de quelque temps de cette vie d’intimité avec ces pauvres, avec ces gens dont il disait lui-même : « Si quelqu’un m’avait dit, il y a six mois, que je vivrais avec ce populaire, je ne l’aurais jamais cru ! » il fait une découverte : c’est qu’il n’a pas encore assez fait, pas encore assez donné. Il se dit : « J’instruis là des jeunes gens, des maîtres d’école ; je les forme, je leur demande des vertus presque surhumaines, je n’ai pas le droit de faire cela ; je veux être leur égal, et tant que je ne suis pas leur égal… » — écoutez cette parole de magnifique naïveté — « j’ai la bouche fermée ». Et, pour être leur égal, il ajoutait : « Je ne suis pas en droit de leur tenir ce langage de la perfection, de leur parler de la pauvreté, si je ne suis pauvre moi-même, ni de l’abandon à la Providence, si j’ai des ressources assurées contre la misère ». Savourez la précision cruelle et réaliste de ces paroles d’un homme de trente ans qui abandonne sa fortune tout entière.

« Au moins, lui dit-on, si vous êtes bien décidé à faire ce sacrifice, si vous voulez renoncer à tous vos biens, donnez votre fortune à l’Institut, à la Congrégation que vous allez fonder, à cette espèce d’assemblée de maîtres d’école que vous rêvez d’appeler de tous les coins de la France, pour les envoyer ensuite partout ; donnez votre fortune à cette institution. » Il s’y refuse absolument. Et comme il y avait alors, — c’était trop fréquent en ce siècle, — une grande famine dans la ville, il distribue jour par jour sa fortune aux pauvres de la ville, tout simplement. Et quand il n’a plus rien, il sent qu’il a le droit de prêcher le dévouement à ses instituteurs populaires.

Vous savez la page de La Bruyère. Pour avoir décrit un jour quelque part ces paysans, ces animaux noirs et livides, pour avoir fait le parallèle entre les grands et le peuple et avoir ajouté : « S’il faut opter, je suis peuple », nous aimons La Bruyère. Celui-ci ne l’a pas dit, mais il l’a fait. Que ceux qui jugent cet exemple banal me reprochent de l’admirer ! N’y eût-il que ce trait dans la vie de J.-B. de la Salle, cela suffirait, je crois, pour lui mériter le respect[1].

Mais l’homme qui a fait cela y a ajouté quarante années du dévouement le plus obstiné, le plus patient, le plus inépuisable, à l’œuvre obscur dont il était à peu près seul en France alors à deviner l’importance et la grandeur. Car seul il avait entrevu la nécessité d’un plan d’instruction populaire « chrétienne et gratuite », et il le poursuivait au prix de sacrifices sans nom. Si j’admire ce qu’a tenté J.-B. de la Salle, c’est précisément parce que ni la monarchie ni l’Église… — l’Église l’a canonisé ! me dit-on. — Oui, elle l’a canonisé au siècle suivant, mais après que pendant quarante années ce malheureux eût été abandonné, critiqué, découragé, destitué, persécuté par l’Église elle-même ; après que cet homme, trompé dans toutes ses espérances, mais jamais découragé dans ses convictions, eût été indignement méconnu, chassé ignominieusement, insulté, non seulement par les maîtres écrivains, ses rivaux, non seulement par l’autorité civile, mais par les trois curés qui se succédèrent à Saint-Sulpice, par l’archevêque de Paris, et finalement par l’archevêque de Rouen. Sur son lit de mort, cet homme qui a poussé le dévouement au delà de toutes les limites croyables, reçoit de l’archevêque de Rouen l’avis qu’il est interdit a sacris,

  1. Cet exemple, que M. Buisson ne juge pas banal, est cependant commun dans l’Église. À Lyon, M. Camille Rambaud, M. du Bourg, M. Chevrier, etc., etc., l’ont reproduit sous nos yeux.