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BULLETIN DU COMITÉ

lettre morte ; à différentes reprises, les groupes financiers français, soutenus par notre représentant à Constantinople, ont, dans la préparation de cette grande affaire, assuré heureusement la défense de nos intérêts. On a obtenu ainsi que la ligne projetée ralliat à la descente du Taurus le terminus de notre chemin de fer de Mersina à Adana, auquel il apportera un supplément de trafic que la proximité de la mer, à peine distante de 60 kilomètres, peut rendre très important. À l’heure actuelle, des négociations sont ouvertes pour fixer la part de l’entreprise, du matériel et du personnel français dans la construction et l’exploitation de la future ligne et pour arrêter la cession à notre groupe d’une part égale dans les actions de la ligne déjà construite d’Haïdar-Pacha à Konieh à celle qu’il doit prendre dans le prolongement de Konieh à Bagdad. Le tracé sera prochainement revu et définitivement arrêté par des ingénieurs français et allemands, et la période d’exécution financière et matérielle doit s’ouvrir, paraît-il, aussitôt que seront réglées les questions relatives aux garanties kilométriques, dont le service comporte certains arrangements avec la Dette publique et des réformes compensatrices dans le système des perceptions.

Reste à jeter un coup d’œil rapide sur le tracé projeté et la valeur économique de l’entreprise.

Jusqu’à Konieh, l’antique Iconium, dont les jardins sont une sorte d’oasis dans le steppe salé du haut plateau, la ligne absorbe, on le sait, la voie déjà construite du chemin de fer anatolien. Celle-ci, qui reçoit par ailleurs les céréales et les bestiaux d’Angora, porte un trafic déjà sérieux. Depuis son ouverture en 1895, le produit brut kilométrique a pu passer suivant les sections de 6 000 à 13 000 francs, et de 2 700 à 6 500 francs ; les recettes sont donc en progression croissante ; et si elles restent encore inférieures au minimum garanti de 15 000 francs, il est permis de croire qu’avec l’augmentation de trafic qu’apportera nécessairement le prolongement de la ligne, cette partie du réseau se libérera assez rapidement de la garantie.

De Konieh, la voie projetée prend la direction du Sud-Est et au travers de la pauvre Karamanie, par Eregli où les ingénieurs allemands ont reconnu un important bassin houiller, elle gagne le Taurus qu’elle passe aux fameuses portes ciliciennes de Galek Boghan.

Elle descend de là sur la riche région d’Adana, dont les céréales et les cotons font déjà vivre la ligne de Mersina, puis par Aïn Tab, ville de 50 000 habitants, au milieu de terres à blés et d’oliviers, elle pénètre dans le bassin de l’Euphrate. Elle passe ce fleuve à Biredjik où sans doute la retrouvera plus tard la ligne française de Beyrouth à Alep, et se dirige vers l’Est, sur Orfa, l’ancienne Edesse, dont les 40 000 habitants, cultivateurs et éleveurs, alimentent un commerce assez important de caravanes, et sur Diarbékir, centre de même valeur, étape de transit fréquentée, où elle atteint le Tigre. Elle en délaisse les bords, moins déserts cependant que ceux de l’Euphrate, pour descendre directement vers la plaine mésopotamienne à l’entrée de laquelle elle dessert Mardin, entrepôt, lieu de pèlerinage et de culte des tribus montagnardes kurdes et chrétiennes, pour aboutir, en face des ruines de Ninive, à Mossoul.

Là, elle abandonne le plaine historique pour suivre au Sud-Est le bord montagneux du bassin mésopotamien, où, à l’entrée de vallées arrosées et protectrices, se sont réfugiés les centres de population les plus importants. C’est Erbil, l’ancien champ de bataille d’Alexandre, Kerkouk au milieu d’une région brûlante et tourmentée où le naphte afleure à la surface du sol. Puis, reprenant le plein Sud, elle descend sur le Tigre, qu’elle retrouve désormais navigable aux portes de Bagdad.

Cette grande cité de 150 000 habitants, et qui fait, à elle seule, tant à l’exportation qu’à l’importation, un commerce d’une cinquantaine de millions, devait être le point terminus de la ligne qui en tirait son nom et son but. La mission allemande ne s’y est pas arrêtée ; elle a voulu toucher au golfe Persique. Elle propose d’y arriver par deux lignes qui évitent l’une et l’autre la plaine marécageuse entre les deux fleuves. Celle de l’Est se détache à Deli Abbas, à 50 kilomètres au nord de Bagdad, suit la frontière persane qu’elle finit par passer et aboutit au grand port persan de Mohammerah. Celle de l’Ouest, partant de Bagdad, repasse le Tigre et l’Euphrate, dessert par un embranchement les deux célèbres pèlerinages musulmans de Kerbela et de Nedjef, touche à Bassora et ne s’arrête que sur le golfe Persique même, au port arabique de Koueït.

C’est aller un peu vite. Avant que de concurrencer par une double voie ferrée les bateaux à vapeur qui font le service de Bassora à Bagdad, on peut croire que l’empire ottoman trouvera pendant longtemps des emplois plus productifs de ces garanties de revenu qui seront pour lui, au moins au début, de lourdes charges. Les 1 600 kilomètres de Konieh à Bagdad, prolongés si l’on veut sur Kerbela et Nedjef, constituent une œuvre par elle-même assez importante et assez coûteuse pour qu’on y concentre tous les efforts.

Il ne semble pas, à la vérité, qu’en dehors de la traversée du Taurus, entre Eregli et Adana, de l’Anti-Taurus entre cette ville et Aïn Tab, peut-être de la région entre Orfa et Mardin, et aussi du passage de l’Euphrate, du Tigre et de ses deux ou trois grands affluents du Nord-Est, l’entreprise doive se heurter à de graves difficultés techniques. Mais il suffit pour élever assez haut le coût de la construction d’avoir à l’effectuer dans une région lointaine, en partie déserte, également dépourvue de matériel et de main-d’œuvre expérimentée. Il n’est pas probable que l’on descende au-dessous de 200 000 francs au kilomètre de voie normale.

À ce prix la ligne ne pourrait pas, d’ici à un certain temps, se passer de la garantie du gouvernement ottoman.

De l’énorme transit indien, il n’est guère possible en effet qu’elle détourne à son profit les marchandises à qui les grands services maritimes offrent des transports suffisamment rapides et infi-