Page:Bulteau - Un voyage.pdf/168

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
153
les maisons sacrées

Carolyne de Wittgenstein, élevée alternativement par une mère et un père désunis, passa ses premières années tantôt près de celui-ci, qui la forçait les nuits durant à étudier des systèmes d’agriculture scientifique, tantôt avec celle-là, qui vivait dans l’extrême agitation du monde. Besognes moroses et plaisirs creux donnaient peu de bonheur à cette créature éprise de liberté, de pensée et dont le cœur exigeait beaucoup. On la maria au prince de Wittgenstein, alors elle goûta le malheur positif. Il lui vint une fille et elle s’absorba dans un grand amour maternel, tâchant d’oublier qu’on peut être heureux.

Mais un soir, à Kief, Liszt donna un concert. Elle le vit, l’entendit. Et comme elle s’en retournait à travers la foule délirante, Carolyne de Wittgenstein comprit qu’elle venait de rencontrer le destin.

Berlioz, dans la partie de ses mémoires qui est dédiée à Liszt, donne une idée de l’impression que le prodigieux artiste faisait alors sur le public. Il écrit : « Tu peux dire avec confiance : l’orchestre, c’est moi ! Le chœur, c’est moi ! Le chef, c’est encore moi ! Je me présente, on m’applaudit, ma mémoire s’éveille, d’éblouissantes fantaisies naissent sous mes doigts, d’enthousiastes acclamations leur répondent ; je chante l’Ave Maria de Schubert ou l’Adélaïde de Beethoven, et tous les cœurs de tendre vers moi, toutes les poitrines de retenir leur haleine… c’est un silence ému, une admiration concentrée et profonde… Puis viennent les