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berlin

me les a montrées avant que j’eusse rêvé d’elles, il m’est défendu de voir Mme du Deffand et Mlle Aïssé. Grâce à ces portraits, que le ciel confonde — et malgré d’autres portraits d’elles, que j’ai regardés ensuite, sans croire à leur réalité, – elles n’ont jamais eu, elles n’auront jamais de figure.

Je suppose que nombre de gens peuvent faire des reproches analogues aux dessins qui ont amusé leur enfance. Tandis que les contes, les récits sans illustrations donnent lieu à un travail d’esprit si énergique, que les personnages créés alors, par soi-même et pour soi-même, demeurent indéfini ment plus réels qu’aucune réalité.

Je me rappelle un fait qui, bien différent de ma mésaventure, impose cependant, il me semble, la même conclusion. Il s’agit d’un petit dont le père était un homme remarquablement « moderne ». Ce père savait de source certaine que rien de ce qu’on ne voit pas avec les yeux de son corps n’existe. On trouvait chez lui cette foi chaude et simpliste, ce tour d’esprit éminemment religieux qui signale les francs-maçons – et de fait il était franc-maçon. Le sagace personnage croyait à la « matière » comme on croit en Dieu quand on y croit passionnément. Peut-être ne se faisait-il pas une idée très nette de cette matière, mais il la chérissait de toute son âme. Il avait l’intelligence pratique ; les formules abstraites l’inquiétaient comme propres à incliner l’esprit vers le rêve, qui est dangereux. Il poussait aux dernières limites l’amour du réel, et voulait que l’on touchât d’abord les choses avant d’y ris-