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Page:Cérésole - Les Forces de l’esprit, Emerson.djvu/4

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Rencontres

Peu de chose suffit parfois pour nous informer de la sympathie essentielle qui nous unit à une personne que nous venons de rencontrer. C’est une révélation qui a la promptitude et la netteté de l’éclair. Par hasard, je ne sais où — lorsque je savais à peine quelques mots d’anglais — le premier volume des « Essais » d’Emerson m’est tombé entre les mains. Je l’ai ouvert à la première page, une des plus abstruses. Bien qu’obligé de me débrouiller avec ce texte par des méthodes rappelant celles de Champollion aux prises avec des hiéroglyphes égyptiens, je fus saisi immédiatement par un sentiment très fort et très net : là — derrière cette montagne opaque de difficultés de grammaire et de vocabulaire — il y a un homme ; mais d’autres choses vinrent me détourner de cette étude…

Dans une affaire aussi grave que la rencontre d’un nouvel ami — de celui qui vous est apparenté spirituellement — il n’y a pas lieu de s’agiter.

« Sois persuadé, écrit Emerson, que le bien qui t’appartient véritablement viendra de lui-même vers toi, qu’il doit fatalement venir. L’action infaillible d’une sorte de gravitation qui régit le monde moral l’amènera vers toi quand le moment sera venu. Il ne peut pas te manquer. Sois persuadé — aussi vrai que tu vis — que toute parole prononcée n’importe où dans le vaste univers et que tu dois entendre parviendra finalement à ton oreille. Tout livre, toute pensée, tout signe qui t’appartiennent pour t’aider et t’encourager t’atteindront sûrement une fois par voie directe ou indirecte. Tout ami que réclame, non pas ta volonté égoïste et capricieuse, mais le grand cœur aimant qui vit en toi te serrera un jour dans ses bras et cela parce que le cœur en toi est aussi le cœur en tous… »

Si l’ami, un instant entrevu, se perd de nouveau dans la foule, c’est qu’une telle amitié attendait pour fleurir une atmosphère plus pure.

Deux ans plus tard, l’espace et le temps avaient bien fait les choses : c’était au milieu de l’Océan Pacifique, dans la bibliothèque de la petite Université du territoire américain de Hawaï. Dans le pavillon largement ouvert à la brise parfumée par les pelouses et les massifs de plantes tropicales, au milieu d’une nature sereine et lumineuse, sans les chercher, j’ai trouvé les « Essais » et les ai lus.

Il se produit parfois de singulières rencontres. La famille, qui, sur une lointaine recommandation d’amis communs, m’accueillit comme un fils, venait, comme Emerson, de Boston. Comme lui, elle s’appelait aussi Emerson. En elle et autour d’elle régnait cet esprit noble, sérieux, énergique et en même temps généreusement humain qui caractérise les descendants des puritains de la Nouvelle-Angleterre. Ainsi je fus bien réellement reçu par Emerson — celui dont on prétend qu’il est mort il y a cinquante ans — dans ce paradis authentique au milieu de l’océan — lat. N. 21° 19’; long. O. 157° 52’ — de mil neuf cent dix à mil neuf cent douze.