Page:Cœurderoy - Jours d'exil, tome II.djvu/69

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Ce ne sont pas des rimeurs incompris, des coureurs de réclame, ceux qui prédisent, chacun dans son langage, la ruine de la Civilisation ; ils n’écrivent pas pour attirer sur eux la fatigante rumeur d’une célébrité d’un jour. Non, car ils se détachent de la vie commune pour conspirer leur propre mort. Non, car ils ne peuvent penser sans répandre sur leurs pages, au lieu de l’encre noire, des flots vermeils de leur sang. Non, car ils s’exilent eux-mêmes d’un monde barbare qui vend le bonheur à quelques-uns au prix de la souffrance publique.

Ah ! comment se divertir quand on voit tant d’hommes pleurer ? Comment boire, manger et rire devant ceux qui meurent de faim, qui meurent de froid. Sans doute je suis d’une sensibilité niaise, mais je ne le puis pas.


Non, je ne puis me taire. Je suis comme la sensitive ; elle se penche vers tous les passants pour leur demander des caresses. Ainsi je frissonne à toute haleine, fraîche ou empoisonnée, car j’espère toujours trouver dans cette vie quelque soulagement.

Et cependant ceux qui m’approchent me froissent sans pitié. Quand ils ont recueilli le cri de ma détresse, ils me jettent dans la boue comme la feuille de sensitive. En ce siècle de cynique esclavage, de parcimonieuses jouissances et de sensibilité porcine, l’homme aimant est de trop.

Hæret lateri lethalis arundo !