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JOURNÉE I, SCÈNE III.

un homme de très-haute sagesse et de beaucoup d’esprit m’a conseillé de ne prétendre jamais être autre chose que ce que vous voudriez que je fusse, et je me suis promis de profiter de la leçon. C’est pourquoi j’ai été ce qu’ordonnera votre fantaisie, je serai ce que commandera votre caprice, et je suis ce qu’ordonne et commande votre bon plaisir. Et c’est pourquoi encore, avec votre autorisation toute royale, je m’en irai d’un pas mesuré par où je suis venu en mesurant mon pas.

le roi.

Vous n’avez pas répondu à ma question ; je vous ai demandé qui vous êtes.

coquin.

Et moi, sire, j’aurais répondu à la teneur de la demande, si je n’avais craint qu’en vous disant qui je suis vous ne m’eussiez renvoyé par le balcon ; car j’ai pénétré ici sans ordres ni raison, et j’exerce un office dont vous n’avez aucun besoin.

le roi.

Et quel est votre office ?

coquin.

Je suis courrier à pied et à cheval ; je porte toutes les nouvelles, les mauvaises et les bonnes ; je me mêle de tous les intérêts, des grands et des petits. Je dis du bien et dis du mal ; je mange lentement et m’endors vite. Je sers pour mon plaisir le seigneur don Gutierre Alfonso. Enfin, tel que vous me voyez, je suis majordome de la gaieté, gentilhomme de la joie et valet de chambre du plaisir. Je porte sa livrée, et je crains qu’on ne me reconnaisse à cause d’elle. Je dis : Je crains, parce qu’avec un roi qui ne rit pas, un homme aimable qui aime à rire doit avoir peur à chaque instant de recevoir la bastonnade sur ce que renferme son pourpoint.

le roi.

Je devine enfin ce que vous êtes. Vous êtes un garçon chargé du rire en titre d’office.

coquin.

Oui, sire ; et pour qu’il ne vous reste plus de doute, j’use de mon droit. (Il se couvre.) C’est le droit du bouffon dans le palais.

le roi.

À merveille !… — Maintenant que je sais qui vous êtes, faisons un arrangement entre nous deux.

coquin.

Et lequel ?

le roi.

Vous faites profession de faire rire, n’est-il pas vrai ?

coquin.

Cela est vrai ; tant que je peux.

le roi.

Eh bien ! chaque fois que vous me ferez rire, je vous donnerai cent