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JOURNÉE I, SCÈNE II.

confus de mes pensées, je suis combattue entre l’indulgence et le ressentiment. Est-ce donc ainsi, Eusebio, que vous prétendez me plaire ? Est-ce ainsi que pour hommages vous m’offrez vos rigueurs cruelles ? Lorsque, avant pris ma résolution, je n’attendais plus que le jour de nos noces, pourquoi les avez-vous changées en tristes funérailles ? Lorsque, pour vous, je désobéissais à mon père, pourquoi, au lieu des vêtemens de joie que j’attendais, me faites-vous porter un deuil funeste ? Lorsque pour vous, pour votre amour, je risquais ma vie, pourquoi, au lieu du lit nuptial, me faites-vous préparer un tombeau ? et lorsque, passant par-dessus toutes les considérations et toutes les convenances, je vous offrais ma main, pourquoi donc me présentez-vous la vôtre rougie de mon propre sang ? Quel bonheur pourrai-je trouver dans vos bras, si, pour donner la vie à notre amour, je suis obligée de me heurter contre la mort ? Que dirait de moi le monde, s’il apprenait qu’oubliant une telle injure, j’ai pu m’associer à son auteur ?… Hélas ! quand bien même je pourrais bannir ce malheur de ma mémoire, votre aspect, votre vue en réveillerait soudain le souvenir… Aussi, tout en vous aimant, je demande vengeance, et en demandant vengeance contre vous, je souhaite de ne pas l’obtenir.. n’est-ce point la une situation bien affreuse ?… Enfin, en souvenir des sentimens que j’ai eus pour vous, c’est assez que je vous pardonne ; mais n’espérez jamais ni me revoir ni me parler… Vous pouvez fuir par cette fenêtre qui donne sur le jardin. Prenez garde que mon père ne vous trouve ici. Partez, Eusebio, et songez que d’aujourd’hui je suis perdue pour vous, puisque ainsi vous l’avez voulu. Partez et soyez heureux, ne connaissant que les plaisirs sans mélange de peines… partez ! Quant à moi, une cellule va devenir pour jamais ma prison, sinon mon tombeau, comme le veut mon père. C’est là que je pleurerai les disgrâces d’une destinée si inclémente, d’une étoile si ennemie, d’une fortune si contraire, d’une passion si déplorable, d’un amour si malheureux, et d’une main si cruelle, qui m’a ôté la vie sans me donner la mort, afin que je sois tout à la fois vivante et morte au milieu de mes chagrins.

eusebio.

Si, par hasard, vous pouvez être aussi cruelle dans vos actes que vous l’êtes dans votre langage, vous me voyez en votre pouvoir, vous me voyez à vos pieds, vengez-vous ! Ma faute m’amène à vous prisonnier ; ma prison, c’est votre amour, et mes juges, ce sont vos yeux, de qui je n’attends, hélas ! qu’une sentence de mort. Mais, sachez-le, la renommée dira par ses hérauts : « Celui-là meurt parce qu’il a aimé ! » car, en effet, tout mon crime est dans mon amour. Je ne prétends pas me justifier ; une faute telle que la mienne n’a point de justification ; je ne demande qu’une chose, tuez-moi et vengez-vous ! Prenez ce poignard, et puisque j’ai eu le malheur de vous offenser, déchirez un cœur qui vous aime, arrachez de mon