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L’ALCADE DE ZALAMÉA.

bouleverse un état ; en un jour des pierres se changent en un noble édifice ; en un jour l’on gagne ou l’on perd une bataille ; en un jour la mer s’agite et se calme ; en un jour l’homme naît et meurt ; pourquoi donc mon amour ne pourrait-il pas aussi en un jour briller et s’éteindre comme le soleil, traverser une révolution comme un état, s’élever entièrement comme un édifice, éprouver les alternatives de la défaite et de la victoire, se montrer comme la mer orageux et tranquille, et enfin vivre et mourir comme un être doué de sentiment ? Et puisqu’un seul jour a suffi pour me rendre si à plaindre, pourquoi un seul jour ne suffirait-il pas pour me rendre le plus heureux des hommes ? Serait-ce à dire que le bien est plus difficile a venir que le mal ?

le sergent.

Quoi ? pour l’avoir vue une seule fois vous êtes pris à ce point !

le capitaine.

N’est-ce donc pas assez de l’avoir vue une fois ? Une seule étincelle suffit pour causer un incendie. Un seul moment suffit pour qu’un volcan s’entr’ouvre et lance au loin des torrens de soufre et de flammes. Un seul moment suffit pour que le tonnerre brise et renverse tout ce qu’il trouve sur son passage. Un seul moment suffit pour que le canon éclate en vomissant l’horreur et la mort. Pourquoi donc un moment ne suffirait-il pas aussi à l’amour pour causer les mêmes ravages que l’incendie, le volcan, la foudre, et le canon ?

le sergent.

Ne disiez-vous pas ce matin qu’une paysanne n’était jamais belle à vos yeux ?

le capitaine.

Oui, et c’est cette confiance qui m’a perdu : car lorsqu’on sait que l’on va courir un danger, on l’évite en se tenant sur la défensive ; mais si l’on croit n’avoir rien à craindre, on va sans précautions, et l’on est pris au dépourvu. Je m’attendais à trouver une paysanne, et c’est une divinité qui s’offre à ma vue. Il est tout simple que j’aie succombé. Jamais je n’ai rien vu d’aussi parfait, d’aussi divin. Je ne sais ce que je ne ferais pas pour la voir.

rebolledo.

Nous avons dans la compagnie un soldat qui chante dans la perfection, et l’Étincelle, qui est mon prévôt des jeux, est la première femme du monde pour les chansons d’amour. Allons, monseigneur, de la musique, chanter et danser sous ses fenêtres. Par ce moyen vous pourrez la voir et même lui parler.

le capitaine.

C’est que don Lope de Figueroa est logé dans sa maison, et je ne voudrais pas l’éveiller.

rebolledo.

Soyez tranquille, sa jambe ne le laisse pas dormir. Après tout,