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JOURNÉE III, SCÈNE II.

qui viens vous exposer ma plainte. (Il dépose le bâton d’alcade.) Et puisque nous sommes seuls, seigneur don Alvar, parlons avec une entière franchise, en ayant soin cependant que nos chagrins et nos ressentimens, qui couvent au fond de nos cœurs, ne viennent pas à éclater avec trop de violence… — Je suis homme de bien. Si j’avais eu le choix de ma naissance, j’aurais voulu, le ciel m’en est témoin, qu’elle fût sans aucune tache ni défaut dont mon amour propre eût à souffrir. Toutefois j’ai su mériter la considération de mes égaux ; le conseil municipal et les premiers du pays m’accordent leur estime. Quant à mon bien, il est suffisant, et même, grâces au ciel, je suis le plus riche laboureur qui soit dans la contrée… Ma fille, je le crois, a été élevée le mieux possible, dans une retraite absolue ; elle n’a eu sous les yeux que des exemples de sagesse et de vertu ; sa mère — Dieu veuille avoir son âme dans le ciel ! — était l’honnêteté même… Pour que vous n’ayez aucun doute à cet égard, il me suffira, je pense, seigneur, de vous dire que je suis riche, et que, malgré cela, personne ne parle mal de moi ; que, sans être fier, je ne me laisse jamais manquer, et que nous habitons un petit village où l’on ne se contente pas de remarquer les défauts et les ridicules les uns des autres, mais où l’on se fait un plaisir de les publier… Que ma fille soit belle, seigneur, rien ne le prouve mieux que votre action, et les larmes qu’elle me cause en ce moment, — ces larmes que je répands devant vous avec tant de douleur… C’est de là qu’est venu mon malheur… mais ne vidons pas encore la coupe d’amertume, et réservons quelque chose à mon chagrin… Cependant, seigneur, nous ne devons pas laisser tout faire aux circonstances, nous devons travailler de notre mieux à nous les rendre favorables… Ma douleur, vous le voyez, seigneur, est extrême ; c’est au point que je ne puis m’en taire, et Dieu sait que si je pouvais la tenir renfermée dans mon sein, je ne serais pas venu vous trouver, et plutôt que d’en parler je me résignerais à mon triste sort… Voulant donc, autant que possible, avoir réparation d’un si cruel outrage, et ne pensant pas que la vengeance soit une réparation ; après mille réflexions, je ne vois qu’un parti qui me convienne et qui puisse vous convenir à vous-même. C’est, seigneur, que dès ce moment vous preniez tout mon bien sans qu’il nous reste, à moi et à mon fils, un seul maravédis pour notre subsistance. Mon fils viendra vous prier à genoux d’accepter cette offre, et ensuite nous nous en irons tous deux demander l’aumône, s’il n’y a pas pour vivre d’autre ressource ; et si tout mon bien ne vous suffit pas, vous pouvez encore nous marquer tous deux de la marque des esclaves[1] et nous vendre comme tels; ce sera autant d’ajouté à

  1. Y si quereis desde luego
    Poner una S y un clavo
    Hoy á los dos y vendernos, etc.

    mot à mot : « Et si vous voulez dès ce moment nous mettre à tous deux un S et un