Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/402

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
368
LA VIE EST UN SONGE.

embarras non moins grand, — comment donc ma vie l’appelle-t-elle un rêve ? Est-ce donc à dire que la gloire de ce monde ressemble tant à un rêve, que la plus véritable n’est qu’un mensonge, et que la plus fausse a quelque chose de vrai ? Y a-t-il de l’une à l’autre si peu de différence que l’on puisse se demander si ce que l’on voit est vérité ou mensonge ? sont-elles si semblables que l’on puisse hésiter entre les deux ? Eh bien ! s’il en est ainsi, et si la grandeur, si le pouvoir et la majesté doivent s’évanouir comme des ombres, sachons mettre à profit le moment qui nous est donné, et jouissons de ce rêve… Rosaura est en mon pouvoir, mon âme adore sa beauté ; profitons de l’occasion ; que mon amour n’écoute que les désirs qui le transportent. Ceci est un rêve ; eh bien ! rêvons du bonheur, le malheur viendra assez tôt… Mais quoi ! mes paroles mêmes m’entraînent dans des idées bien différentes !… Si tout cela n’est qu’un rêve, si tout cela n’est que vaine gloire, quel homme, pour la vaine gloire de ce monde, perdra ainsi follement une gloire divine ? Est-ce que le bonheur passé n’est pas un rêve ? est-ce qu’en se rappelant les plaisirs qu’on a goûtés, on ne finit pas toujours par se dire à soi-même : j’ai rêvé tout cela ?… Eh bien ! puisque voilà mes illusions tombées, et puisque je suis désormais convaincu que le désir n’est chez l’homme qu’une flamme brillante qui convertit en cendres tout ce qu’elle a touché, — poussière légère qui se dissipe au moindre vent, — ne pensons donc qu’à ce qui est éternel, et à cette gloire durable où le bonheur et la grandeur n’ont ni fin, ni repos, ni sommeil… Rosaura a souffert dans son honneur, il est de mon devoir de le lui rendre et non pas de le lui ôter ; et, vive Dieu ! je veux le recouvrer plutôt encore que ma couronne… Fuyons une occasion pour moi si dangereuse. (Aux soldats.) Sonnez l’alarme. (À part.) Il faut que je livre bataille avant que le soleil éteigne ses rayons de flammes dans les eaux de l’Océan.

rosaura.

Eh quoi ! seigneur, vous vous éloignez, et ma douleur n’a pas encore obtenu de vous une seule parole ! Pourquoi ne laissez-vous pas tomber sur moi un seul regard ? pourquoi détournez-vous le visage ?

sigismond.

Rosaura, le devoir m’ordonne de vous traiter ainsi, afin que je puisse plus tard vous montrer toute ma compassion. Ma voix ne vous répond pas pour que mon honneur vous réponde ; je ne vous parle pas pour que mes actions vous parlent en ma place, et je ne vous regarde pas, parce qu’on est obligé de ne point s’occuper de votre beauté lorsqu’on veut s’occuper de votre honneur.

Il sort.
rosaura.

Que signifie cette énigme, ô ciel ? N’avais-je pas assez de mes chagrins ? et devait-il y ajouter avec ses paroles équivoques ?