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MAISON À DEUX PORTES.

marcela.

Ah ! ma chère, quelle femme !… Et qu’a fait alors don Félix ?

laura.

Il a voulu la suivre, mais je l’en ai empêché ; puis, au lieu de lui donner des explications, je lui ai reproché sa conduite, et nous nous sommes querellés.

marcela.

Je suis aussi fâchée que toi contre lui.

laura.

Après cela, pour ne pas lui montrer que j’eusse du chagrin, pour lui laisser croire au contraire que j’étais contente, — hélas ! Marcela, quel tourment cela est que de feindre une joie qu’on n’a pas ! — après, je suis partie avec quelques-unes de nos amies pour la mer d’Antigola. Nous y sommes arrivées vers le milieu du jour. Là, bientôt, nous avons été témoins d’un spectacle charmant. D’abord j’ai vu la reine, — que puisse-t-elle vivre des siècles, cette belle fleur de France transplantée en Castille[1] ! — la reine descendre de son carrosse sur le rivage. Puis elle est montée dans une frégate magnifiquement pavoisée, et, suivie de plusieurs barques qui portaient ses dames, aussi brillantes que les nymphes de Diane, elle a navigué à travers ce petit océan, qui paraissait se gonfler sous elle, orgueilleux d’un tel honneur. Puis je l’ai vue de loin aborder à l’île du Pavillon, laquelle était toute couverte de fleurs aux couleurs variées, et où l’attendait une musique enchanteresse qui s’est mise à sonner a son approche. Eh bien ! te l’avouerai-je, Marcela ? tout cela n’a point égayé mon cœur ; il était toujours aussi inquiet, aussi triste, aussi cruellement déchiré par la jalousie : tandis que j’admirais la reine, je songeais à don Félix.

marcela.

Pauvre Laura !

laura.

Tu me plains donc ?

marcela.

Oui, sans doute.

laura.

Prouve-le-moi, prouve-moi ton amitié.

marcela.

De quelle façon ? parle

laura.

Écoute. Je ne veux point parler a don Félix, car ce serait une action lâche et indigne que de lui donner à connaître que je suis jalouse ; mais j’ai imaginé une ruse qui me satisfera, et pour le succès de laquelle tu peux m’être d’un grand secours. Je soupçonne que

  1. Comme l’action de la pièce se passe sous le règne de Philippe IV, il suit de là que la reine dont il est question ici est la reine Élisabeth, fille de Henri IV, femme très-aimable, dit-on, et qui fut adorée des Espagnols.