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JOURNÉE I, SCÈNE I.

si doux à prononcer. — Enfin, dis-je, vous savez de quel sang illustre je suis née, vous savez quel rang tient dans l’estime publique toute ma famille ; vous savez également, don Carlos, que cette estime je ne l’ai pas déméritée, à quelque point que ma réputation doive souffrir de mes malheurs… Hélas ! ce n’est qu’en tremblant que je traite ce sujet, et je sens, à ma honte, que la vérité même m’accuse… Car en me voyant errer ainsi dans un autre royaume[1], sous la conduite d’un jeune cavalier, et traitée par lui avec la dernière indifférence, si bien que ses attentions et ses soins, je les dois, non à son dévouement, mais à ses seuls sentimens d’honneur, — qui croirait que je ne me suis pas attiré ce malheur par ma conduite ? comment s’expliquer que l’homme pour qui j’ai tout sacrifié soit le plus irrité contre moi ?… Mais qu’importe, — qu’importe, après tout, que la fortune et une étoile ennemie, aidées des circonstances, aient formé, pour me perdre, des apparences menteuses ; un jour la vérité triomphera ! Comme le soleil, un moment éclipsé, finit toujours par percer de ses rayons les voiles jaloux qui s’étaient amassés devant lui pour l’obscurcir, — de même, un jour, ma vertu se dégagera victorieuse des nuages qui ternissent en ce moment son éclat. — Mais, en attendant, je dois mettre à profit ce temps que vous voulez bien m’accorder, et je reviens à mon discours. — À Madrid, ma patrie, et plût au ciel que cette ville eût été mon tombeau ! vous me vîtes un soir, don Carlos ; j’étais allée avec plusieurs de mes amies à Saint-Isidore, et vous avez pu, comme leur parent, vous approcher de nous ; la liberté de la promenade favorisant votre audace, vous fîtes attention, je dirais à ma beauté si je croyais en posséder quelqu’une ; enfin, vous fûtes aussi galant qu’aimable, et votre esprit facile et délicat sut adroitement cacher la vivacité de vos sentiments sous les dehors de la politesse. Depuis lors, vous avez commencé à vous promener dans ma rue, à soupirer sous mes fenêtres ; et soit la nuit, soit le jour, vous étiez sans cesse ou immobile comme une statue devant ma maison, ou prompt comme mon ombre à me suivre. Vous avez employé l’intermédiaire de mes amies et de mes suivantes pour obtenir de moi, sinon de la reconnaissance, au moins de l’attention ; le temps, les soins, l’adresse qu’il vous a fallu pour me décider à lire une de vos lettres, vous le savez ; et pour ne pas insister là-dessus, je passe à des choses plus essentielles. — À la fin, persuadée que vos desseins étaient honnêtes et n’avaient pour but que le mariage, j’écoutai vos vœux, avec trop de facilité peut-être ; mais vos désirs étant légitimes, j’avais pour excuse l’illustration de votre naissance, votre conduite à mon égard, vos qualités.

  1. Pues quien me viere venir
    Peregrinando á otro reyno, etc., etc.

    Cette forme de langage tient à l’ancienne constitution politique de l’Espagne, nous avons cru devoir la conserver.