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LE PIRE N’EST PAS TOUJOURS CERTAIN.

sous la protection du désir, il s’entretient avec les faveurs, et meurt empoisonné par la jalousie… Or, une nuit, j’étais avec elle dans la chambre d’une de ses suivantes, qui communiquait à son appartement, lorsque nous entendons du bruit chez elle. Elle rentre. Moi, craignant que ce ne fût son père, et ne voulant pas l’abandonner en ce péril, je la suis… lorsque nous voyons un homme qui sortait de sa chambre, enveloppé dans un manteau, et marchant avec la plus grande précaution. « Qui est-ce ? » dit elle. « Quelqu’un, répondit-il, qui voulait seulement voir ce qu’il a vu. » Moi je ne dis rien. Excité par la présence de ma dame et par ma jalousie, je remis à mon épée le soin de parler pour moi ; et nous nous battîmes, résolus tous deux à vaincre ou à périr. Le ciel, dois-je dire dans sa clémence ou dans sa colère, je l’ignore ; mais enfin le ciel voulut que mon adversaire tombât mortellement blessé ; et nous eûmes ainsi le même sort ; car au moment où sa blessure le faisait expirer, moi je succombais à la jalousie… Vous pensez sans doute, don Juan, que ce fut là tout mon malheur, et que c’est cette disgrâce qui m’oblige à venir à Valence pour fuir les rigueurs de la justice ? Eh bien, non. Il me reste à vous raconter l’aventure la plus extraordinaire, la plus surprenante que l’on ait jamais lue dans les annales de l’amour. — Au bruit de nos épées, au désespoir de ma dame, ses femmes se mirent à pousser des cris dont son père fut réveillé. Voyez-moi maintenant, dévoré de jalousie, exposé à la colère d’un noble vieillard, et prêt à être enveloppé par ses gens, tandis que j’ai, d’un côté, ma dame évanouie, et, de l’autre, mon adversaire gisant à mes pieds. Telle était la situation critique où je me trouvais, lorsque, reprenant ses sens, ma dame me supplia de protéger sa vie… Il faut l’avouer, quand une femme a commis une faute, il n’est point maladroit à elle de se confier à un homme de cœur.. Donc, malgré sa trahison, malgré l’outrage que j’avais reçu, je ne pensai qu’à sauver ma dame, et non à me venger. « Suivez-moi, » lui dis-je. Et la protégeant de mon épée et de mon corps, je fus bientôt avec elle dans la rue ; puis, la crainte nous prêtant ses ailes, nous trouvâmes un moment après dans la maison d’un ambassadeur un asile assuré. — J’envoyai chercher un des domestiques de ma dame, lequel, après s’être informé de tout en secret, vint me dire que le cavalier blessé était un étranger qui suivait un procès à Madrid. Il me dit son nom, que je ne me rappelle plus. Il ajouta que, blessé à la tête, il était tombé sans connaissance, mais que le coup, bien que dangereux, ne lui avait pas ôté la vie ; qu’un alcade l’avait arrêté et fait transporter dans une maison voisine ; que l’on me connaissait pour l’agresseur, et que l’on avait saisi mes biens. Enfin, je sus aussi que le père de la dame, avec la sagesse et la prudence qui convenaient à son âge et à sa noblesse, n’avait fait aucune démarche, n’avait déposé aucune plainte, remettant sans doute à son courage le soin de sa vengeance.