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À OUTRAGE SECRET VENGEANCE SECRÈTE

donnent mauvaise opinion de vous, et je suis tENTé de croire que vous êtes sotte et laide.

syrène.

Eh bien ! vous en restez là ?… Continuez donc.

manrique.

Je n’en sais pas davantage.

syrène.

Et à combien de femmes avez-vous dit cela ?

manrique.

C’est qu’au contraire je suis fort sage et me suis amendé ; je n’ai parlé, sur ma foi ! dans toute la journée d’aujourd’hui qu’à cinq femmes.

syrène.

Grâces au ciel, je trouve enfin un homme constant et fidèle ! Je suis de même, moi ; je n’ai en tout et pour tout que neuf galans.

manrique.

Je vous crois ; et afin que vous m’en croyiez pareillement, il faut que je vous montre de chacune d’elles une faveur, gage de sa tendresse. (Il tire de sa poche une natte en cheveux.) Tenez, voici d’abord une natte. Cette natte a joué son rôle autrefois ; et bien qu’elle fût postiche, elle n’en a pas moins attrapé bien des cœurs. Elle est à présent un peu vieille et roussie, mais c’est égal… — (Il montre un busc de baleine.) Cette petite baguette que vous voyez, elle est de la barbe de la baleine. On l’ôta d’un corps de jupe pour me la donner, avec autant de peine que si l’on se fût ôté une côte. C’est une baguette d’une rare vertu ; elle redresse les poitrines et soumet les épaules les plus rebelles ; car aujourd’hui toutes les tailles mentent… par la barbe de la baleine. — Il montre un soulier.) Le petit soulier que vous voyez en mes mains à cette heure, — vous saurez qu’il a été jadis une maison en miniature dans laquelle deux nains ont vécu alternativement, un jour l’un et un jour l’autre, sans jamais se rencontrer… — (Il montre un gant.) Quant à ceci, c’est un gant qui a été long-temps en mue comme un rossignol ; car il exhale encore une légère odeur de graisse de chevreau… — (Il montre un ruban vert.) Pour ce ruban, il me vient d’une dame de haut parage…

syrène, à part.

Le menteur !… c’est le mien.

manrique.

Mais je ne l’aime pas.

syrène.

Pourquoi donc ?

manrique.

Parce que je sais qu’elle raffole de moi. N’est-ce pas un motif suffisant ?