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LE GEÔLIER DE SOI-MÊME.

Entrent HÉLÈNE et FRÉDÉRIC.
frédéric.

Comment reconnaîtrai-je jamais une bienveillance qui m’est si glorieuse ?

hélène.

Vous mériteriez davantage encore.

frédéric.

Non, madame, je ne suis pas même digne de baiser l’empreinte de vos pas… Que suis-je pour tant de bonté ?… Je n’ai plus désormais à me plaindre du sort. Lorsque j’errais seul dans ces bois, j’accusais ma destinée, et je vois maintenant que ma destinée est la plus belle qu’un mortel ait jamais eue. Béni soit le ciel pour m’avoir envoyé des malheurs qui feraient envie aux plus heureux !

hélène, à part.

On dirait, à l’entendre, qu’il connaît ma folie et qu’il la partage. Mais jusqu’à ce qu’il se déclare tout-à-fait, ô mon cœur ! dissimulons. (Haut.) À vous entendre exprimer tant de reconnaissance, on croirait, Espagnol, que je vous ai rendu maître du ciel et de la terre. Je vous ai simplement nommé gouverneur du château, et il n’y a pas là de quoi exciter si fort votre gratitude.

frédéric.

Je ne sais comment traiter avec vous, madame, et je suis dans une mortelle incertitude. Souvent, lorsque je vous remercie avec discrétion et froidement, vous paraissez me soupçonner d’être ingrat ; d’autres fois, lorsque je veux vous exprimer la reconnaissance que j’éprouve, vous avez l’air d’en être offensée. En vérité, je ne vous comprends pas. Sans doute, madame, le monde étant peuplé d’ingrats, on est tout surpris de trouver de la reconnaissance comme de quelque chose de nouveau et d’étrange. Eh bien ! désormais, si cela peut vous faire plaisir, je ne vous parlerai plus de la mienne.

hélène.

Non pas ! je ne dis pas cela.

frédéric.

Comment donc dois-je me conduire ?

hélène.

Eh bien ! je voudrais des sentimens qui ne fussent ni de la reconnaissance ni de l’ingratitude. Je voudrais je ne sais quoi également éloigné des deux extrêmes.

frédéric.

En vérité, je ne vous comprends pas.

hélène.

En vérité, je ne me comprends pas moi-même.