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JOURNÉE II, SCÈNE I.



JOURNÉE DEUXIÈME.


Scène I.

La campagne aux environs de Fez.
Entre FÉNIX.
fénix.

Zara ? Rosa ? Estrella ?… N’y a-t-il donc personne pour me répondre ?


Entre MULEY.
muley.

Me voici ! vous êtes pour moi le soleil, et moi je suis l’ombre qui sans cesse vous accompagne. J’ai entendu votre douce voix, et je me suis hâté d’accourir. Qu’avez-vous ?

fénix.

Écoutez-moi, si pourtant j’ai la force de vous le dire… Ici près est une fontaine dont l’onde argentée et cristalline charme le regard. — Elle est flatteuse, car elle parle et ne sent pas ce qu’elle dit ; douce, parce qu’elle feint ; libre, parce qu’elle s’exprime tout haut ; ingrate enfin, parce qu’elle se dérobe constamment à celui qui la recherche. — C’est là que j’arrivai fatiguée après avoir longtemps suivi dans ces bois une bête féroce. Je trouvai sur ses bords, avec la fraîcheur, le loisir et le repos… Un coteau qui la protège embellit d’œillets et de jasmins ce lieu enchanteur. À peine avais-je abandonné mon âme à l’attrayant murmure de la solitude, que j’entendis du bruit dans le feuillage. Attentive, j’écoutai, je regardai, — et je vis une vieille femme, au teint africain, esprit revêtu d’une forme humaine, au front ridé et soucieux, squelette vivant, ombre marchante… Son aspect sauvage et farouche rappelait celui d’un tronc noueux dont l’art n’a point enlevé l’écorce. D’un air mélancolique et triste, elle me tendit une main… — ce récit, je le vois, t’épouvante, — et moi-même, glacée, je devins un tronc immobile… Le contact de sa main me fit frissonner, et ses paroles me remplirent d’horreur. Quoiqu’elles fussent articulées à peine, j’ai pu entendre celles-ci qui me glacèrent le cœur : « Ah ! femme infortunée ! ah ! malheur inévitable !… tant de grâces, tant de beauté seront le prix d’un cadavre !… » Elle dit : et moi, depuis lors, je traîne une pénible existence, ou plutôt je meurs à chaque instant ; je tremble de voir l’accomplissement de cet oracle affreux, présage de ma mort prochaine !… Hélas ! bientôt je serai le prix d’un cadavre !…