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j’avais sous les yeux de pauvres hères débraillés, hâves, maigres. Ils faisaient pitié, plus de tenue, se traînant à peine et cherchant le soutien dans la boisson.

À mon premier voyage, pas un ivrogne, aujourd’hui il n’y avait que cela.

Obligée de coucher à Aurillac y arrivant le soir, je montai dans un omnibus d’hôtel ; les enfants étaient devant moi sur les genoux de leurs bonnes. Un monsieur se plaça à côté d’elles et un jeune soldat, complètement ivre paraît-il, parvint à s’asseoir de mon côté. Je n’y avais fait aucune attention, lui tournant le dos, le coude appuyé sur le vasistas ouvert, je respirais l’air doux de cette soirée de printemps. Nous avions roulé tout le jour.

Je pensais à Henry dont je me rapprochais enfin. Comment allais-je le trouver ? et où était-il ? Je ne le savais même pas… Puis… Ma famille que j’allais revoir après sans doute bien des ennuis et cette terrible occupation prussienne… Hélas ! (nous en avions pour deux ans, à conserver dans Dijon les casques pointus). Je pensais aussi à l’état de la France et des esprits que je trouvais exaltés. Mais la nounou me tire par ma pelisse : « Madame, madame… c’est l’ivrogne… il prend madame par la taille ». Je me retourne… Jamais je n’avais eu l’idée de figure d’ivrogne, rose, poupin et bête, si près de la mienne. Il me regardait avec des yeux humides en m’appelant sa petite… je ne sais plus quoi ; sans doute le nom de sa payse. Ce visage souriant, jeune et béat, contrastant avec les sujets plutôt tristes qui occupaient ma pensée, me fit un si drôle d’effet que je partis d’un immense éclat de rire. Le monsieur d’en face, me regarda étonné, mais aussitôt, se levant fort poliment, il m’offrit sa place : « Vous êtes bien mal ici, Madame, veuillez prendre la mienne ». Je remerciai l’homme bien élevé dans l’espoir que mon éclat de rire ne l’avait pas trop scandalisé.


Le lendemain matin, à la gare c’était bien autre chose. Il y en avait une nuée de ces malheureux ; ils obstruaient la porte ; l’un d’eux poursuivait ma grande nounou ; mais elle était une gaillarde. Elle roula le soldat par les deux coudes, le mit sur une banquette disant à un employé de