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« Une profonde tranchée coupait la route de Chagny. » (Couverture du manuscrit)

À cent mètres de la gare une grande et profonde tranchée barre la route. La voiture ne peut aller plus loin.

Des feux de bivouac sont tout près, il fait presque nuit. Les silhouettes éclairées des soldats se détachent sur l’horizon du ciel rouge d’un merveilleux soleil couchant.

Je ne sais quel parti prendre pour transporter les malles à la gare. Le cocher dépose les bagages… faire plus n’est pas dans le programme… pourquoi y a-t-il une tranchée ? C’est la faute de la guerre….

Je grimpe le talus qui borde la route ; là, je me trouve dans le camp du bivouac, je m’approche d’un feu. Les hommes accueillent mes bébés, leur font chauffer à la flamme leurs menottes roses, la soirée est froide, une belle soirée d’automne[1]. Je conte aux bons troupiers, que je suis la femme d’un de leurs chefs, que ne pouvant être auprès de lui, je pars bien loin et qu’il serait gentil, à eux, d’aider à descendre mes malles et à les porter en gare.

Aussitôt, ils s’envolent gaiement, on fait le transbordement et les braves me souhaitent bon voyage quand je leur donne quelques pièces de monnaie… Que sont-ils devenus ?… Belle armée de 70 ! écrasée par le nombre… mal dirigée par de glorieux généraux, trop vieux, malades qui n’avaient pas su en faire de jeunes à leur moule pour les remplacer, mais que de beaux dévouements, que d’actions héroïques souvent ignorées ! Vaincue, l’armée française l’a été, Oui ; mais avec l’admiration de toute l’Europe et même de celle de son plus grand ennemi, qui du haut de la colline d’où il contemplait la bataille n’a pu s’empêcher de s’écrier : « Ah ! les braves gens ! » (les cuirassiers de Reichshoffen).

Vaincus de 70, vous aurez une belle page dans l’histoire quand les haines politiques seront éteintes !


La gare de Chagny est là, bondée de troupes. On ne peut circuler sur le quai. Je fraye un passage à mes enfants, portés par les femmes.

Ces masses d’hommes armés nous regardent curieusement.

  1. Confirmerait la date probable de départ de la note 1 de la page 2 : fin septembre 1870, après les défaites des batailles de Reichshoffen (6 août), Saint-Privat (18 août) qui entraîne le siège de Metz, Sedan (2 septembre) avec la capitulation de Napoléon III, et enfin le siège de Paris depuis le 18 septembre.