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[187r]

Chapitre XIII

Je mets bas l’habit ecclesiastique pour m’habiller en officier militaire. Je laisse aller Therese à Naples. Je vais à Venise, je me mets au service de ma patrie. Je m’embarque pour Corfou, je descens pour aller me promener à Orsara

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À Bologne, je me suis logé dans une auberge où n’alloit personne pour n’etre pas observé. Après avoir écrit mes lettres, et m’être determiné à y attendre Therese, je me suis acheté des chemises, et le retour de ma mâle etant incertain, j’ai pensé à m’habiller. Reflechissant qu’il n’y avoit plus d’apparence que je pusse faire fortune en qualité, et en état d’ecclesiastique, j’ai formé le projet de m’habiller en militaire dans un uniforme de caprice, étant sûr de ne pouvoir être forcé à rendre compte de mes affaires à personne. Venant de deux armées, où je n’avois vu autre habit respecté que le militaire, j’ai voulu devenir respectable aussi. Je me fesois d’ailleurs une vraye fête de retourner à ma patrie avec sous les enseignes de l’honneur où on ne m’avoit pas mal maltraitté sous celles de la religion.

Je demande un bon tailleur : on m’en fait venir un qui s’appeloit Morte. Je lui fais entendre comment, et de quelles couleurs l’uniforme que je voulois devoit être composé, il me prend la mesure, il me donne des echantillons de drape que je choisis, et pas plus tard que le lendemain il me porte tout ce qui m’étoit necessaire pour representer un disciple de Mars. J’ai acheté une longue epée, et avec ma belle cane à la main, un chapeau bien troussé à cocarde noire, mes cheveux coupés en faces, et une longue queue postiche, je suis sorti pour en imposer ainsi à toute la ville. Je suis d’abord allé me loger au Pelerin. Je n’ai jamais eu un plaisir de cette espece pareil à celui que j’ai ressenti me voyant au miroir habillé ainsi. Je me trouvois fait pour être militaire, il me sembloit d’être etonnant. Sûr de n’être connu de personne, je jouissois des histoires qu’on forgeroit sur mon compte à mon apparition au caffè le plus frequenté de la ville.

Mon uniforme étoit blanc, veste bleue, avec un neud d’epaule argent, et or, et nœud d’epée à l’avenant. Tres content de mon air, je vais au grand caffè, où je prens du chocolat, lisant la gazette sans y faire attention. J’etois enchanté de me voir entouré fesant semblant de ne pas m’en apercevoir. Tout le monde curieux se parloit à l’oreille. Un audacieux, mendiant un propos, osa m’adresser la parole ; mais n’ayant repondu qu’un monosyllabe, j’ai decouragé les plus aguerris interrogateurs du caffè. Après m’être beaucoup promené sous les plus belles arcades je suis allé diner tout seul à mon auberge.

L’hote à la fin de mon diner monta avec un livre pour y écrire mon nom.