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4 IV
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Un ancien me dit en ton d’instituteur : si tu n’as pas fait des choses dignes d’être écrites, écris en du moins qui soyent dignes d’être lues. C’est un precepte aussi beau qu’un diamant de premiere eau brillanté en Angleterre ; mais il m’est incompetant, car je n’écris ni l’histoire d’un illustre, ni un roman. Digne ou indigne, ma vie est ma matiere, ma matiere est ma vie. L’ayant faite sans avoir jamais cru que l’envie de l’écrire me viendroit, elle peut avoir un caractere interessant qu’elle n’auroit peut être pas, si je l’avoit faite avec intention de l’écrire dans mes vieux jours, et qui plus est de la publier.

Dans cette année 1797, à l’age de soixante et douze ans, ou je peux dire vixi, quoique je respire encore, je ne saurois me procurer un amusement plus agréable que celui de m’entretenir de mes propres affaires, et de donner un noble sujet de rire à la bonne compagnie qui m’écoute, qui m’a toujours donné des marques d’amitié, et que j’ai toujours fréquenté. Pour bien écrire, je n’ai besoin que de m’imaginer qu’elle me lira : Quęcumque dixi, si placuerint, dictavit auditor. Pour ce qui regarde les profanes que je ne pourrai empecher de me lire, il me suffit de savoir que ce n’est pas pour eux que j’ai écrit.

Me rappellant les plaisirs que j’eus je me les renouvelle, et je ris des peines que j’ai enduré, et que je ne sens plus. Membre de l’univers, je parle à l’air, et je me figure de rendre compte de ma gestion, comme un maitre d’hotel le rend à son seigneur avant de disparoitre. Pour ce qui regarde mon avenir, je n’ai jamais voulu m’en inquiéter en qualité de philosophe, car je n’en sais rien ; et en qualité de chretien la foi doit croire sans raisonner, et la plus pure garde un profond silence. Je sais que j’ai existé, et en étant sûr parceque j’ai senti, je sais aussi que je n’existerai plus quand j’aurai fini de sentir. S’il m’arrivera après ma mort de sentir encore, je ne douterai plus de rien ; mais je donnerai un démenti à tous ceux qui viendront me dire que je suis mort.

Mon histoire, devant commencer par le fait le plus reculé que ma memoire puisse me rappeller, commencera à mon age de huit ans, et quatre mois. Avant cette epoque, s’il est vrai que vivere cogitare est, je ne vivois pas : je vegetois. La pensée de l’homme, ne consistant que dans des comparaisons faites pour examiner des rapports, ne