Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/17

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
VII 7
[8r]


curiosité.

J’eus des amis qui me firent du bien, et je fus assez heureux de pouvoir en toute ocasion leur donner des marques de ma reconnoissance ; et j’eus des détestables ennemis qui m’ont persecuté, et que je n’ai pas exterminé parceque je ne l’ai pas pu. Je ne leur aurois jamais pardonné, si je n’eusse oublié le mal qu’ils m’ont fait. L’homme qui oublie une injure ne l’a pas pardonnée ; il l’a oubliée ; car le pardon part d’un sentiment heroïque d’un cœur noble, et d’un esprit genereux, tandis que l’oubli vient d’une foiblesse de memoire, ou d’une douce nonchalance amie d’une ame pacifique, et souvent d’un besoin de calme, et de paix ; car la haine, à la longue, tue le malheureux qui se plait à la nourrir.

Si on m’appellera sensuel on aura tort, car la force de mes sens ne m’a jamais arraché à mes devoirs, quand j’en ai eu. Par la même raison on n’auroit jamais dû appeler Homere ivrogne : Laudibus arguitur vini vinosus Homerus.

J’ai aimé les mets au haut gout : le paté de macaronis fait par un bon cuisinier napolitain, l’Ogliapotrida, la morue de Terre-neuve bien gluante, le gibier au fumet qui confine, et les fromages dont la perfection se manifeste quand les petits êtres qui les habitent commencent à se rendre visibles. Pour ce qui regarde les femmes, j’ai toujours trouvé que celle que j’aimois sentoit bon, et plus sa transpiration étoit forte plus elle me sembloit suave.

Quel gout depravé ! Quelle honte de se le reconnoitre, et de ne pas en rougir ! Ce critique m’excite à rire. En grace de mes gros gouts, je suis assez effronté pour me croire plus heureux qu’un autre, d’abord que je me trouve convaincu que mes gouts me rendent susceptible de plus de plaisir. Heureux ceux qui sans nuire à personne savent s’en procurer, et insensés les autres qui s’imaginent que le Grand-être puisse jouir des douleurs, des peines, et des abstinences qu’ils lui offrent en sacrifice, et qu’il ne cherisse que les extravagans qui se les procurent. Dieu ne peut exiger de ses créatures que l’exercice des vertus dont il a placé le germe dans leur ame, et il ne nous a rien donné qu’à dessein de nous rendre heureux : amour propre, ambition d’eloge, sentiment