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elle voulut que je crusse qu’elle n’étoit que bonne amie. En suite nous nous recitames des beaux morceaux de poesie, elle se tenant assise me laissant voir la moitié d’une jambe faite au tour, et moi toujours debout, et fesant semblant de ne pas la voir, decidé de ne pas me procurer dans ce jour là une faveur plus grande que celle que j’avois obtenue.

Le Cardinal vint en bonnet de nuit nous surprendre, nous demandant de bonne foi si nous nous étions impatientés à l’attendre. Je ne les ai laissés que sur la brune, tres content de mon sort, et determinée à tenir mon amour naissant en bride jusqu’au moment qu’une heureuse occasion se presenteroit dans la quelle je me trouverois sûr de le voir couronné par la victoire. Depuis ce jour là la charmante marquise ne cessa jamais de me donner des marques d’une estime toute particuliere sans affecter le moindre mystere. Il me sembloit de pouvoir compter sur le carnaval prochain, étant sûr que plus je menagerois sa delicatesse, plus elle penseroit à ne recompenser me presenter elle meme une occasion dans la quelle elle recompenseroit entierement ma tendresse, ma fidelité, et ma constance. Mais ma fortune devoit prendre une differente tournure precisement lorsque je m’y attendois le moins, et lorsque le cardinal Acquaviva, et le pape même pensoient à la rendre solide. Cet illustre pontife m’avoit fait des complimens tres flatteurs sur la belle tabatiere que le cardinal S. C. m’avoit donnée, sans jamais me parler de la marquise G. ; et le cardinal Acquaviva ne me dissimula pas le plaisir qu’il ressentit lorsqu’il vit la belle tabatiere dans la quelle son genereux confrere m’avoit donné à gouter son Negrillo. L’abbé Gama, qui me voyoit sur un si beau chemin, me felicitoit ; et n’osoit plus me donner des conseils ; et le pere Georgi, qui devinoit tout, me disoit que je devois me contenter de la grace de la marquise G., et prendre bien garde à ne pas quitter sa connoissance pour en faire une autre. Telle étoit ma situation.

Ce fut dans le jour de Noèl que j’ai vu l’amant de Barbaruccia entrer dans ma chambre, fermer la porte, puis se jeter sur un canapé me disant que je le voyois pour la derniere fois. Je ne viens vous demander qu’un bon conseil — Quel conseil puis-je vous donner ? — Tenez. Lisez. Vous saurez tout.