Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/145

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sitôt je m’imaginai que ces paperasses contenaient l’histoire de Don Quichotte. Dans cette pensée, je le pressai de lire l’intitulé, et le Morisque, traduisant aussitôt l’arabe en castillan, me dit qu’il était ainsi conçu : Histoire de Don Quichotte de la Manche, écrite par Cid Hamet Ben-Engéli, historien arabe. Il ne me fallut pas peu de discrétion pour dissimuler la joie que j’éprouvai, quand le titre du livre frappa mon oreille. L’arrachant des mains du marchand de soie, j’achetai au jeune garçon tous ces vieux cahiers pour un demi-réal ; mais s’il eût eu l’esprit de deviner quelle envie j’en avais, il pouvait bien se promettre d’emporter plus de six réaux du marché.

M’éloignant bien vite avec le Morisque, je l’emmenai dans le cloître de la cathédrale et le priai de me traduire en castillan tous ces cahiers, du moins ceux qui traitaient de Don Quichotte, sans mettre ou omettre un seul mot, lui offrant d’avance le prix qu’il exigerait. Il se contenta de cinquante livres de raisin sec et de quatre boisseaux de froment, et me promit de les traduire avec autant de promptitude que de fidélité. Mais moi, pour faciliter encore l’affaire, et ne pas me dessaisir d’une si belle trouvaille, j’emmenai le Morisque chez moi, où, dans l’espace d’un peu plus de six semaines, il traduisit toute l’histoire de la manière dont elle est ici rapportée[1].

Dans le premier cahier, on voyait peinte au naturel, la bataille de Don Quichotte avec le Biscayen ; tous deux dans la posture où l’histoire les avait laissés, les épées hautes, l’un couvert de sa redoutable rondache,

  1. Pour accommoder son livre à la mode des romans de chevalerie, Cervantès suppose qu’il fut écrit par un More, et ne se réserve à lui-même que le titre d’éditeur. Avant lui, le licencié Pedro de Lujan avait fait passer son histoire du chevalier de la Croix pour l’œuvre du More Xarton, traduite par un captif de Tunis.

    L’orientaliste don José Conde a récemment découvert la signification du nom de ce More, auteur supposé du Don Quichotte. Ben-Engéli est un composé arabe, dont la racine, iggel ou eggel, veut dire cerf, comme Cervantes est un composé espagnol dont la racine est ciervo. Engéli est l’adjectif arabe correspondant aux adjectifs espagnols, cerval ou cervanteño. Cervantès, longtemps captif parmi les Mores d’Alger, dont il avait appris quelque peu la langue, a donc caché son nom sous un homonyme arabe.

    Une des académies de France, celle de Troyes en Champagne, prit au sérieux la plaisanterie du prétendu Ben-Angéli ; elle envoya, dans le milieu du dix-septième siècle, un commissaire à Madrid pour vérifier si la traduction de Cervantès était conforme au manuscrit arabe qui devait se trouver dans la bibliothèque de l’Escorial, ajoutant, dans ses instructions, que la publication de l’original serait d’un prix inestimable pour la littérature de l’Orient.