Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/152

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que j’oserai bien gager, c’est qu’en tous les jours de ma vie, je n’ai pas servi un maître plus hardi que votre grâce ; et Dieu veuille que ces hardiesses ne se paient pas comme j’ai déjà dit. Mais ce que je prie votre grâce de faire à cette heure, c’est de se panser, car elle perd bien du sang par cette oreille. J’ai dans le bissac de la charpie et un peu d’onguent blanc. — Tout cela serait bien inutile, répondit Don Quichotte, si je m’étais souvenu de faire une fiole du baume de Fierabras[1] ; il n’en faudrait qu’une goutte pour épargner le temps et les remèdes. — Quelle fiole et quel baume est-ce là ? demanda Sancho. — C’est un baume, répondit Don Quichotte, dont je sais la recette par cœur, avec lequel il ne faut plus avoir peur de la mort, ni craindre de mourir d’aucune blessure. Aussi, quand je l’aurai composé et que je te le donnerai à tenir, tu n’auras rien de mieux à faire, si tu vois que, dans quelque bataille, on m’a fendu par le milieu du corps, comme il nous arrive mainte et mainte fois, que de ramasser bien proprement la partie du corps qui sera tombée par terre ; puis, avant que le sang ne soit gelé, tu la replaceras avec adresse sur l’autre moitié qui sera restée en selle, mais en prenant soin de les ajuster et de les emboîter bien exactement ; ensuite tu me donneras à boire seulement deux gorgées du baume, et tu me verras revenir plus sain et plus frais qu’une pomme de reinette. — S’il en est ainsi, reprit Sancho, je renonce dès maintenant au gouvernement de l’île promise, et je ne veux pas autre chose pour paiement de mes bons et nombreux services, sinon que votre grâce me donne la recette de cette merveilleuse liqueur ; car je m’imagine qu’en tout pays elle vaudra bien deux réaux l’once, et c’est tout ce qu’il me faut pour passer cette vie en repos et en joie. Mais il reste à savoir si la façon en est bien chère. — Pour moins de trois réaux, reprit Don Quichotte, on en peut faire plus de trois pintes. — Par la vie du Christ ! s’écria Sancho, qu’attend donc votre grâce pour le faire et pour me l’apprendre ? — Paix, paix, ami !

  1. Ou Fier à Bras. « C’était, dit l’Histoire de Charlemagne, un géant, roi d’Alexandrie, fils de l’amiral Balan, conquérant de Rome et de Jérusalem, et païen ou Sarrasin. Il était grand ennemi d’Olivier, qui lui faisait des blessures mortelles ; mais il en guérissait aussitôt en buvant d’un baume qu’il portait dans deux petits barils gagnés à la conquête de Jérusalem. Ce baume était, à ce qu’on croit, une partie de celui de Joseph d’Arimathie (qui servit à embaumer le Sauveur). Mais Olivier, ayant réussi à submerger les deux barils au passage d’une profonde rivière, vainquit Fier-à-Bras, qui reçut ensuite le baptême et mourut converti, comme le rapporte Nicolas de Piamonte. » (Historia de Carlo magno, cap. VIII et XII.)