Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/163

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sans connaître cette obligation, vous m’avez bien accueilli et bien traité, il est juste que ma bonne volonté réponde autant que possible à la vôtre. »

Toute cette longue harangue, dont il pouvait fort bien faire l’économie, notre chevalier l’avait débitée, parce que les glands qu’on lui servit lui remirent l’âge d’or en mémoire, et lui donnèrent la fantaisie d’adresser ce beau discours aux chevriers, lesquels, sans lui répondre un mot, s’étaient tenus tout ébahis à l’écouter. Sancho se taisait aussi ; mais il avalait des glands doux, et faisait de fréquentes visites à la seconde outre qu’on avait suspendue à un liége pour que le vin se tînt frais. Don Quichotte avait été plus long à parler que le souper à finir, et dès qu’il eut cessé, un des chevriers lui dit : « Pour que votre grâce, seigneur chevalier errant, puisse dire avec plus de raison que nous l’avons régalée de notre mieux, nous voulons lui donner encore plaisir et divertissement ; ce sera de faire chanter un de nos compagnons, qui ne peut tarder à revenir. C’est un garçon très-entendu et très-amoureux, qui sait lire et écrire par-dessus le marché, et de plus est musicien, jouant d’une viole à ravir les gens. » À peine le chevrier achevait ces mots, qu’on entendit le son de la viole[1], et bientôt on vit paraître celui qui en jouait, lequel était un jeune homme d’environ vingt-deux ans, et de fort bonne mine. Ses compagnons lui demandèrent s’il avait soupé ; il répondit que oui. Alors celui qui l’avait annoncé lui dit : « De cette manière, Antonio, tu pourras bien nous faire le plaisir de chanter un peu, afin que ce seigneur, notre hôte, voie que, dans les montagnes et les forêts, on trouve aussi des gens qui savent la musique. Nous lui avons raconté tes talents, et nous désirons que tu les montres, afin de ne point passer pour menteurs. Ainsi, assieds-toi, je t’en prie, et chante-nous la chanson de tes amours, celle qu’a versifiée ton oncle le bénéficier, et que le village a trouvée si jolie. — Très-volontiers, répondit Antonio ; » et, sans se faire prier davantage, il s’assit sur une souche de chêne, accorda sa viole, et, un moment après, chanta de fort bonne grâce les couplets suivants :


« Je sais, Olalla, que tu m’adores, bien que tu ne m’en aies rien dit, même avec les yeux, ces langues muettes des amours.

  1. Rabel, espèce de violon à trois cordes, que l’on connaissait en Espagne dès les premières années du quatorzième siècle, car l’archiprêtre de Hita en fait mention dans ses poésies.