Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/176

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ment, changé en corbeau, et que, dans la suite des temps, il doit venir reprendre sa couronne et son sceptre ; ce qui fait que, depuis cette époque jusqu’à nos jours, on ne saurait prouver qu’aucun Anglais ait tué un corbeau[1] ? Eh bien ! c’est dans le temps de ce bon roi que fut institué ce fameux ordre de chevalerie appelé la Table Ronde[2], et que se passèrent de point en point, comme on les conte, les amours de Don Lancelot du Lac et de la reine Genièvre, amours dont la confidente et la médiatrice était cette respectable duègne Quintagnone, pour laquelle fut fait ce romance si connu et si répété dans notre Espagne :

Onc chevalier ne fut sur terre

  1. Il est dit, au chapitre XCIX du roman d’Esplandian, que l’enchanteresse Morgaïna, sœur du roi Artus, le tenait enchanté ; mais qu’il reviendrait sans faute reprendre un jour le trône de la Grande-Bretagne. Sur son sépulcre, au dire de don Diégo de Véra (Epitome de los imperios), on avait gravé ce vers pour épitaphe :

    Hic jacet arturus, rex quondam, rexque futurus,

    qu’on pourrait traduire ainsi :

    Ci-gît Arthur,
    Roi passé, roi futur.

    Julian del Castillo a recueilli dans un ouvrage grave (Historia de los reyes godos) un conte populaire qui courait à son époque : Philippe II, disait-on, en épousant la reine Marie, héritière du royaume d’Angleterre, avait juré que, si le roi Artus revenait de son temps, il lui rendrait le trône.

    Le docteur John Bowle, dans ses annotations sur le Don Quichotte, rapporte une loi d’Hoëlius-le-Bon, roi de Galles, promulguée en 998, qui défend de tuer des corbeaux sur le champ d’autrui. De cette défense, mêlée à la croyance populaire qu’Artus fut changé en corbeau, a pu naître l’autre croyance que les Anglais s’abstenaient de tuer ces oiseaux, dans la crainte de frapper leur ancien roi.

  2. L’ordre de la Table-Ronde, fondé par Artus, se composait de vingt-quatre chevaliers et du roi président. On y admettait les étrangers ; Roland en fut membre, ainsi que d’autres pairs de France. Le conteur Don Diégo de Véra, qui recueillait dans son livre (Epitome de los imperios) toutes les fables populaires, rapporte que, lors du mariage de Philippe II avec la reine Marie, on montrait encore à Hunscrit, la table ronde fabriquée par Merlin ; qu’elle se composait de vingt-cinq compartiments, teintés en blanc et en vert, lesquels se terminaient en pointe au milieu, et allaient s’élargissant jusqu’à la circonférence, et que, dans chaque division, étaient écrits le nom du chevalier et celui du roi. L’un de ces compartiments, appelé place de Judas, ou siége périlleux, restait toujours vide.