Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/180

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dure, qu’il est plus pénible, plus laborieux, plus misérable, plus sujet à la faim, à la soif, à la nudité, à la vermine. Il n’est pas douteux, en effet, que les chevaliers errants des siècles passés n’aient éprouvé bien des souffrances dans le cours de leur vie ; et si quelques-uns s’élevèrent par la valeur de leur bras jusqu’à devenir empereurs[1], il leur en a coûté, par ma foi, un bon prix payé en sueur et en sang ; encore, si ceux qui montèrent jusqu’à ce haut degré eussent manqué d’enchanteurs et de sages qui les protégeassent, ils seraient restés bien déçus dans leurs espérances et bien frustrés dans leurs vœux.

— C’est assurément mon avis, répliqua le voyageur ; mais une chose qui, parmi beaucoup d’autres, me choque de la part des chevaliers errants, c’est que, lorsqu’ils se trouvent en occasion d’affronter quelque grande et périlleuse aventure, où ils courent manifestement risque de la vie, jamais, en ce moment critique, ils ne se souviennent de recommander leur âme à Dieu, comme tout bon chrétien est tenu de faire en semblable danger ; au contraire, ils se recommandent à leurs dames avec autant d’ardeur et de dévotion que s’ils en eussent fait leur Dieu ; et cela, si je ne me trompe, sent quelque peu le païen[2]. — Seigneur, répondit Don Quichotte, il n’y a pas moyen de faire autrement ; et le chevalier qui ferait autre chose se mettrait dans un mauvais cas. Il est reçu en usage et passé en coutume dans la chevalerie errante, que le chevalier errant qui est en présence de sa dame au moment d’entreprendre quelque grand fait d’armes, tourne vers elle amoureusement les yeux, comme pour lui demander par son regard qu’elle le secoure et le favorise dans le péril qui le presse ; et même, lorsque personne ne peut l’entendre, il est tenu de murmurer quelques mots entre les dents pour se recommander à elle de tout son cœur ; et de cela nous avons dans les histoires d’innombrables exemples. Mais il ne faut pas croire cependant que les chevaliers s’abstiennent de recommander leur âme à Dieu ; ils trouveront temps et lieu pour le faire pendant la besogne[3].

  1. Renaud de Montauban devint empereur de Trébisonde ; Bernard del Carpio, roi d’Irlande ; Palmerin d’Olive, empereur de Constantinople ; Tirant-le-Blanc, césar de l’empire de Grèce, etc.
  2. « Tirant-le-Blanc n’invoquait aucun saint, mais seulement le nom de Carmésine ; et, quand on lui demandait pourquoi il n’invoquait pas aussi le nom de quelque saint, il répondait : « Celui qui sert plusieurs ne sert personne. » (Liv. III, chap. 28.)
  3. Ainsi, lorsque Tristan de Léonais se précipite d’une tour dans la mer, il se recommande à l’amie Iseult et à son doux rédempteur.