Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/182

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toutes celles qu’il trouvait à son gré, c’était une complexion naturelle et particulière qu’il ne pouvait tenir en bride. Mais, néanmoins, il est parfaitement avéré qu’il n’avait qu’une seule dame maîtresse de sa volonté et de ses pensées, à laquelle il se recommandait mainte et mainte fois, mais très-secrètement, car il se piquait d’être amant discret[1].

— Puisqu’il est de l’essence de tout chevalier errant d’être amoureux, reprit le voyageur, on peut bien croire que votre grâce n’a point dérogé à cette règle de l’état qu’elle professe ; et si votre grâce ne se pique pas d’être aussi discret que Don Galaor, je vous supplie ardemment, au nom de toute cette compagnie, et au mien propre, de nous apprendre le nom, la patrie, la qualité et les charmes de votre dame. Elle ne peut manquer de tenir à grand bonheur que tout le monde sache qu’elle est aimée et servie par un chevalier tel que nous paraît votre grâce. » À ces mots, Don Quichotte laissa échapper un gros soupir : « Je ne pourrais affirmer, dit-il, si ma douce ennemie désire ou craint que le monde sache que je suis son serviteur ; seulement je puis dire, en répondant à la prière qui m’est faite avec tant de civilité, que son nom est Dulcinée ; sa patrie, le Toboso, village de la Manche ; sa qualité, au moins celle de princesse, puisqu’elle est ma reine et ma dame ; et ses charmes, surhumains, car en elle viennent se réaliser et se réunir tous les chimériques attributs de la beauté que les poëtes donnent à leurs maîtresses. Ses cheveux sont des tresses d’or, son front des champs élyséens, ses sourcils des arcs-en-ciel, ses yeux des soleils, ses joues des roses, ses lèvres du corail, ses dents des perles, son cou de l’albâtre, son sein du marbre, ses mains de l’ivoire, sa blancheur celle de la neige, et ce que la pudeur cache aux regards des hommes est tel, je m’imagine, que le plus judicieux examen pourrait seul en reconnaître le prix, mais non pas y trouver des termes de comparaison.

— Maintenant, reprit Vivaldo, nous voudrions savoir son lignage, sa souche et sa généalogie. — Elle ne descend pas, répondit Don Quichotte, des Curtius, Caïus, et Scipion de l’ancienne Rome, ni des Colona et Ursini de la moderne, ni des Moncada et Réquésen de Catalogne, ni des Rébella et Villanova de Valence, ni des Palafox, Nuza, Rocaberti, Corella,

  1. Don Quichotte veut parler sans doute de la princesse Briolange, choisie par Amadis pour son frère Galaor. « Il s’éprit tellement d’elle, et elle lui parut si bien, que, quoiqu’il eût vu et traité beaucoup de femmes, comme cette histoire le raconte, jamais son cœur ne fut octroyé en amour véritable à aucune autre qu’à cette belle reine. » (Amadis, lib. IV, cap. 121.)