Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/19

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Cervantès la déclaration de tous ses complices, et, pour l’intimider davantage, il lui fit attacher les mains derrière le dos et passer une corde au cou, comme s’il n’eût plus fallu que le hisser à la potence. Cervantès garda la même fermeté d’âme ; il n’accusa que lui, et n’avoua pour complices que quatre gentilshommes espagnols qui avaient tout récemment recouvré la liberté. Ses réponses furent si nobles et si ingénieuses, qu’Hassan-Aga se laissa toucher encore. Il se contenta d’exiler le licencié Giron au royaume de Fez, et d’envoyer Cervantès dans un cachot de la prison des Mores, où l’infortuné languit cinq mois entiers, traînant des menottes et des entraves. Tel fut le prix de cette noble action, qui lui valut, suivant l’expression d’un témoin oculaire, l’enseigne Luis de Pedrosa, renom, honneur et couronne parmi les chrétiens.

Ces diverses aventures, dont Cervantès disait lui-même « qu’elles resteraient de longues années dans la mémoire des gens du pays », et dont le P. Haedo dit également « qu’on en pourrait écrire une histoire particuliére », avaient, en effet, donné tant de crédit à leur auteur, parmi les chrétiens et les Mores, qu’Hassan-Aga eut l’appréhension de quelque entreprise plus importante et plus générale. Déjà, précédemment, deux braves Espagnols avaient tenté d’opérer un soulèvement dans Alger. Cervantès, soutenu par vingt-cinq mille captifs agglomérés alors dans la capitale de la régence, pouvait bien concevoir la même pensée. Un de ses récents historiens, Fernandez-Navarrete, la lui prête, et affirme même qu’il aurait pu réussir sans la malveillance et l’ingratitude qui le trahirent si souvent. Quoi qu’il en soit, Hassan-Aga craignait tellement son courage, son adresse et l’empire qu’il avait pris sur ses compagnons de captivité, qu’il disait de lui : « Quand je tiens sous bonne garde l’Espagnol estropié, je tiens en sûreté ma capitale, mes esclaves et mes galères. » Et cependant, (tant la vraie grandeur a de puissance !) ce méchant homme n’avait que pour Cervantès des égards et de la modération. C’est ce que révèle celui-ci, parlant de lui-même, dans le récit du Capitaine captif : « Un seul s’en tira bien avec lui. C’était un soldat espagnol, nommé un tel de Saavedra, lequel fit des choses qui resteront de longues années dans la mémoire des gens de ce pays, et toutes pour recouvrer sa liberté. Cependant, jamais Hassan-Aga ne lui donna un coup de bâton, ni ne lui en fit donner, ni ne lui adressa une parole injurieuse ; tandis qu’à chacune des nombreuses tentatives que faisait ce captif pour s’enfuir, nous craignions tous qu’il ne fût empalé, et lui-même en eut la peur plus d’une fois. »

Cervantès, enchaîné dans son cachot, n’était guère plus à plaindre que les esclaves appelés libres, dont la condition devenait insupportable. En s’emparant du commerce exclusif des grains et des provisions de toute nature, Hassan-Aga fit naître une telle disette, que les rues de la ville étaient jonchées