Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/193

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vage basilic de ces montagnes, dont le seul regard empoisonne, viens-tu voir si ta présence fera couler le sang des blessures de ce malheureux que ta cruauté a privé de la vie ? Viens-tu t’applaudir et te glorifier des cruelles prouesses de ta bizarre humeur ? ou bien voir, du haut de cette colline, comme un autre impitoyable Néron, l’incendie de sa Rome en flammes, ou fouler aux pieds ce misérable cadavre, comme la fille dénaturée de Tarquin foula celui de son père[1] ? Dis-nous vite ce qui t’amène, et ce que tu souhaites de nous ; car, sachant que jamais la volonté de Chrysostôme ne cessa de t’obéir durant sa vie, je ferai en sorte, après sa mort, que tu sois également obéie par les volontés de tous ceux qui s’appellent ses amis.

— Je ne viens, ô Ambroise, répondit Marcelle, pour aucune des choses que tu as dites ; je viens prendre moi-même ma défense, et prouver combien ont tort ceux qui m’accusent de leurs peines et de la mort de Chrysostôme. Je vous prie donc, vous tous qui êtes ici présents, de m’écouter avec attention ; il ne faut dépenser ni beaucoup de temps, ni beaucoup de paroles, pour démontrer une vérité aux esprits intelligents.

» Le ciel, à ce que vous dites, m’a faite belle, de telle sorte que, sans pouvoir vous en défendre, ma beauté vous force de m’aimer ; et, en retour de l’amour que vous avez pour moi, vous dites et vous prétendez que je suis tenue de vous aimer. Je reconnais bien, par l’intelligence naturelle que Dieu m’a donnée, que tout ce qui est beau est aimable ; mais je ne puis comprendre que, par la raison qu’il est aimable, ce qui est aimé comme beau soit tenu d’aimer ce qui l’aime, d’autant mieux qu’il pourrait arriver que ce qui aime le beau fût laid : or, le laid étant digne de haine, il vient mal à propos de dire : Je t’aime parce que tu es belle ; tu dois m’aimer quoique je sois laid. Mais supposons que les beautés soient égales ; ce n’est pas une raison pour que les désirs soient égaux ; car, de toutes les beautés ne naît pas l’amour ; il y en a qui réjouissent la vue sans soumettre la volonté. Si toutes les beautés touchaient et forçaient les cœurs, le monde serait une confusion où les volontés se croiseraient et s’entre-choqueraient sans savoir où se prendre et se fixer ; car, rencontrant des

  1. L’érudition de l’étudiant Ambroise est ici en défaut. Tarquin était le mari de Tullia, et c’est le corps de son père Servius Tullius qu’elle foula aux pieds. Il est probable que Cervantès écrivit ce chapitre en prison, privé du secours de ses livres ; inde error.