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vers la fin d’octobre 1580, et jouit enfin, selon son expression, de l’une des plus grandes joies qu’on puisse goûter dans ce monde, qui est de revenir, après un long esclavage, sain et sauf dans sa patrie… car, sur la terre, ajoute-t-il ailleurs, il n’y a pas de bien qui égale celui de recouvrer la liberté perdue.

La misère le chassa bientôt du sein de sa famille. À l’époque de son retour, Philippe II était encore convalescent à Badajoz, après la mort de sa seconde femme, Anne d’Autriche. Ce monarque entra, le 5 décembre, dans le Portugal, que le duc d’Albe venait de lui conquérir et de pacifier. L’armée espagnole occupait toutefois le pays, tant pour en assurer la soumission, que pour préparer celle des îles Açores où continuaient de lutter les partisans du prieur d’Ocrato. Rodrigo de Cervantès, après son rachat, avait repris du service, probablement dans son ancien corps, le tercio du mestre-de-camp général Don Lope de Figueroa. Son frère alla le rejoindre, et cet homme que redoutait le dey d’Alger, quoique enchaîné dans son bagne, reprit de sa main mutilée le mousquet de simple soldat. Cervantès s’embarqua, dans l’été de 1581, sur l’escadre de Don Pedro Valdès, chargée de préparer l’attaque des Açores et de protéger le commerce des Indes. Il fit la campagne de l’année suivante, sous les ordres du marquis de Santa-Cruz, et assista au combat naval que gagna cet amiral, le 25 juillet, en vue de l’île Terceire, sur la flotte française qui protégeait les insurgés du Portugal. Le galion San-Mateo, que montaient les vétérans de Figueroa, parmi lesquels se trouvait sans doute Cervantès, prit la plus grande part à cette victoire. Enfin, les deux frères firent encore la campagne de 1583, et se trouvèrent à la prise de Terceire, qui fut emportée d’assaut. Rodrigo de Cervantès se distingua dans cette affaire, en s’élançant l’un des premiers sur le rivage, et reçut le grade d’enseigne, au retour de la flotte.

Malgré l’humilité de sa position militaire, que son mérite seul pouvait relever, à défaut de la fortune, Cervantès se loue de son séjour en Portugal, où, pendant les quartiers d’hiver, il était admis dans les cercles les plus distingués. Il eut alors, d’une dame de Lisbonne, une fille naturelle, nommée Doña Isabel de Saavedra, qu’il garda auprès de lui tout le reste de sa vie, même après s’être marié, n’ayant jamais eu d’autre enfant.

Ce fut l’amour qui rendit Cervantès au culte des lettres. Dans un intervalle de ses campagnes, il fit la connaissance d’une demoiselle noble de la petite ville d’Esquivias, en Castille, appelée Doña Catalina de Palacios Salazar y Vozmediano. Il s’enflamma pour elle, et trouva moyen, au milieu de la vie agitée d’un soldat, de composer en son honneur le poëme de Galatée. Ce poëme, qu’il appelle églogue, est une nouvelle pastorale, tout à fait à la manière de l’époque, dans laquelle il sut, sous des noms imaginaires, raconter une partie de ses propres aventures, louer les beaux esprits du temps,