Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/23

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et surtout faire agréer à la dame, objet de sa tendresse, un hommage délicat et passionné. On ne saurait douter, d’après l’exemple de Rodrigo de Cota, auteur de la Célestine, de Jorge de Montemayor, auteur de la Diane, et d’après le témoignage formel de Lope de Vega, que Cervantès, caché sous le nom d’Elicio, berger des rives du Tage, n’ait peint ses amours avec Galatée, bergère née sur les bords de ce fleuve. On ne saurait douter non plus que les autres bergers qu’il introduit dans la fable, Tircis, Damon, Meliso, Siralvo, Lauso, Larsileo, Artidoro, ne soient Francisco de Figueroa, Pedro Lainez, Don Diego Hurtado de Mendoza, Luis Galvez de Montalvo, Luis Barahona de Soto, Don Alonzo de Ercilla, Andrès Rey de Artieda, tous ses amis, tous écrivains plus ou moins célèbres du temps. La Galatée, dont on n’a que la première partie, est remarquable par la pureté du style, la beauté des descriptions, la délicatesse des peintures de l’amour. Mais les bergers de Cervantès sont trop érudits, trop philosophes, trop beaux parleurs, et la fécondité un peu déréglée de son esprit lui fait entasser les épisodes avec trop peu d’ordre et de goût. Ce sont des défauts dont Cervantès s’accuse lui-même dans le prologue de sa pastorale, et qu’il aurait sans doute évités dans la seconde partie, qu’il promit souvent et n’acheva jamais.

La Galatée, dédiée à l’abbé de Sainte-Sophie, Ascanio Colona, fils de Marc-Antoine Colona, son ancien amiral, fut publiée à la fin de 1584, et, le 14 décembre de la même année, Cervantès, alors âgé de trente-sept ans, épousa l’héroïne de son poëme. Le père de Doña Catalina de Palacios Salazar était mort, et la veuve promit, aux fiançailles de sa fille, de lui donner une dot raisonnable en biens meubles et immeubles. Cette promesse fut remplie deux ans après, et dans le contrat de mariage (carta dotal), passé le 9 août 1586, devant le notaire Alonzo de Aguilera, Cervantès dota également sa femme de cent ducats, qu’il dit être le dixième de ses biens.

Sorti de l’armée, après tant de brillants services, simple soldat comme il y était entré, et devenu bourgeois d’Esquivias, dont le séjour monotone ne pouvait suffire à l’activité de son esprit, Cervantès, obligé d’ailleurs d’augmenter par son travail un revenu trop modique, revint aux premiers rêves, aux premières occupations de sa jeunesse. La proximité de Madrid lui permettait d’y faire de fréquents voyages, et presque d’y résider. Ce fut alors qu’il fit ou renouvela connaissance avec plusieurs écrivains de cette époque, entre autres, Juan Rufo, Lopez Maldonado, et surtout Vicente Espinel, l’auteur du roman de Marcos de Obregon, que Le Sage a si bien mis à profit dans la composition du Gil Blas. Il est même probable que Cervantès fut admis à une espèce d’académie que venait d’ouvrir dans sa maison de Madrid un grand seigneur, qui faisait ainsi, à la cour de Philippe II, ce qu’avait fait l’illustre Fernand Cortès à celle de Charles-Quint. Du moins Cervantès,