Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/25

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près les louanges qu’il se donne avec tant d’ingénuité, comme auteur comique, et le singulier talent qu’il a réellement déployé dans ses intermèdes ; on pensait, dis-je, que ses grandes compositions étaient autant de chefs-d’œuvre. Malheureusement pour sa renommée dramatique, trois ou quatre d’entre elles furent retrouvées, entre autres la Numancia, la Entretenida, et los tratos de Argel. Ces pièces sont loin de répondre aux regrets qu’elles avaient excités, et la réputation de leur auteur aurait assurément gagné à ce qu’on ne les connût que par le jugement tout paternel qu’il en porte. C’est un curieux exemple (et non le seul qu’il donnera) de l’impuissance où l’on est, même avec un beau génie, d’être juge de soi-même.

Des pièces retrouvées, la meilleure est à coup sûr sa tragédie de Numancia. Bien que fort éloignée de la perfection, elle vaut incomparablement mieux que les tragédies de Lupercio de Argensola, auxquelles Cervantès prodigue des éloges qui surprennent sous une plume si peu flatteuse (Don Quichotte, partie 1re, chap.48). Dans les sentiments héroïques d’un peuple qui se dévoue à la mort pour conserver sa liberté, dans les touchants épisodes que fait naître, au milieu de cette immense catastrophe, l’enthousiame de l’amitié, de l’amour, de la tendresse maternelle, se déploie tout le génie de cette âme si fière et si tendre. Mais l’ensemble du drame est défectueux, le plan vague et décousu, les détails incohérents ; l’intérêt, trop divisé, se fatigue et s’éteint. À tout prendre, les meilleures productions que Cervantès ait données au théâtre sont ses intermèdes, petites pièces appelées saïnétès aujourd’hui, et qu’on jouait alors, non point après la grande pièce, mais dans les entr’actes de ses trois jornadas. On a retrouvé neuf intermèdes de Cervantès : el Juez de los divorcios, el Rufian viudo, la Eleccion de los alcaldes, etc., qui sont, pour la plupart, des modèles de verve bouffonne.

Le pauvre Cervantès ne trouva pas long temps dans ses succès de théâtre la gloire et le profit qu’il en attendait. Cette source fut bientôt tarie. « Les comédies, comme il le dit lui-même dans son Prologue, ont leur temps et leurs saisons. Alors vint régner sur le théâtre ce prodige de nature, ce grand Lope de Vega, qui s’empara de la monarchie comique, (alzóse con la monarquia cómica), soumit à sa juridiction tous les acteurs, et remplit le monde de ses comédies. » Chassé du théâtre, comme tant d’autres, par la fabuleuse fécondité de Lope de Vega, Cervantès fut contraint de chercher un autre métier, moins de son goût assurément, moins brillant et moins noble, mais qui pût lui donner du pain. Arrivé à plus de quarante ans, sans patrimoine, sans récompense pour ses vingt années de services et de misères, il avait à supporter le fardeau d’une famille augmentée de ses deux sœurs et de sa fille naturelle. Un conseiller des finances, Antonio de Guevara, fut nommé, au commencement de 1588, munitionnaire des escadres et flottes