Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/261

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tout le monde, et le mal pour celui qui l’est allé chercher[1] !… Et je vous prie de remarquer, mon seigneur, le commencement que les anciens donnaient à leurs contes de la veillée ; ce n’était pas le premier venu, vraiment, mais bien une sentence de Caton, l’encenseur romain, qui dit : « Et le mal pour celui qui l’est allé chercher. » Laquelle sentence vient ici comme une bague au doigt pour que votre grâce reste tranquille, et pour que je n’aille chercher le mal d’aucun côté ; mais bien plutôt pour que nous prenions un autre chemin, puisque personne ne nous force à continuer celui où nous assaillent tant de frayeurs. — Continue ton conte, Sancho, dit Don Quichotte, et du chemin que nous devons prendre, laisse-m’en le souci.

— Je dis donc, continua Sancho, que, dans un endroit de l’Estrémadure, il y avait un pâtre chevrier, c’est-à-dire qui gardait les chèvres, lequel pâtre ou chevrier, comme dit mon histoire, s’appelait Lope Ruiz, et ce Lope Ruiz était amoureux d’une bergère qui s’appelait Torralva, laquelle bergère appelée Torralva était fille d’un riche propriétaire de troupeaux, et ce riche propriétaire de troupeaux… — Mais si c’est ainsi que tu contes ton histoire, Sancho, interrompit Don Quichotte, répétant deux fois ce que tu as à dire, tu ne finiras pas en deux jours. Conte-la tout uniment, de suite, et comme un homme d’intelligence ; sinon, tais-toi, et n’en dis pas davantage. — De la manière que je vous la conte, répondit Sancho, se content dans mon pays toutes les histoires de veillées ; je ne sais pas la conter autrement, et il n’est pas juste que votre grâce exige que je fasse des modes nouvelles. — Conte donc comme tu voudras, s’écria Don Quichotte, et, puisque le sort m’a réduit à t’écouter, continue. — Vous saurez donc, seigneur de mon âme, poursuivit Sancho, que, comme j’ai déjà dit, ce berger était amoureux de Torralva la bergère, laquelle était une fille joufflue et rebondie, assez farouche et même un peu hommasse, car elle avait quelques poils de barbe au menton, si bien que je crois la voir d’ici. — Tu l’as donc connue quelque part ? demanda Don Quichotte. — Non, je ne l’ai pas connue, reprit Sancho ; mais celui qui m’a conté l’histoire m’a dit qu’elle était si véritable et si certaine que, quand je la raconterais à un autre, je pourrais bien jurer et affirmer que j’avais vu tout ce qui s’y passe. Or donc, les jours allant et venant, comme on dit, le diable, qui ne s’endort pas et qui se fourre

  1. Quelquefois les contes de bonnes femmes commençaient ainsi :… « Le bien pour tout le monde, et le mal pour la maîtresse du curé. »