Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/289

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pit, de te donner de la seigneurie. — Et quand même ! s’écria Sancho, croit-on que je ne saurais pas faire valoir mon titre ? J’ai été, dans un temps, bedeau d’une confrérie, et, par ma vie, la robe de bedeau m’allait si bien que tout le monde disait que j’avais assez bonne mine pour être marguillier. Que sera-ce, bon Dieu, quand je me mettrai un manteau ducal sur le dos, et que je serai tout habillé d’or et de perles, à la mode d’un comte étranger ! J’ai dans l’idée qu’on me viendra voir de cent lieues. — Assurément tu auras bonne mine, répondit Don Quichotte, mais il sera bon que tu te râpes souvent la barbe ; car tu l’as si épaisse, si emmêlée et si crasseuse que, si tu n’y mets pas le rasoir au moins tous les deux jours, on reconnaîtra qui tu es à une portée d’arquebuse. — Eh bien ! répliqua Sancho, il n’y a qu’à prendre un barbier et l’avoir à gages à la maison ; et même, si c’est nécessaire, je le ferai marcher derrière moi comme l’écuyer d’un grand seigneur. — Et comment sais-tu, demanda Don Quichotte, que les grands seigneurs mènent derrière eux leurs écuyers ? — Je vais vous le dire, répondit Sancho. Il y a des années que j’ai été passer un mois à la cour ; et là, je vis à la promenade un seigneur qui était très-petit, et tout le monde disait qu’il était très-grand[1]. Un homme le suivait à cheval à tous les tours qu’il faisait, si bien qu’on aurait dit que c’était sa queue. Je demandai pourquoi cet homme ne rejoignait pas l’autre et restait toujours derrière lui. On me répondit que c’était son écuyer, et que les grands avaient coutume de se faire suivre ainsi de ces gens[2]. Voilà comment je le sais depuis ce temps-là, car je n’ai jamais oublié l’aventure. — Je dis que tu as pardieu raison, reprit Don Quichotte, et que tu peux fort bien mener ton barbier à ta suite. Les modes ne sont pas venues toutes à la fois ; elles s’inventent l’une après l’autre, et tu peux bien être le premier comte qui se fasse suivre de son barbier. D’ailleurs c’est plutôt un office de confiance, celui de faire la barbe, que celui de seller le cheval. — Pour ce qui est du barbier, dit Sancho, laissez-m’en le soin, et gardez celui de faire en sorte d’arriver

  1. On croit que Cervantès a voulu désigner Don Pedro Giron, duc d’Osuna, vice-roi de Naples et de Sicile. Dans son Théâtre du gouvernement des vice-rois de Naples, Domenicho Antonio Parrino dit que ce fut un des grands hommes du siècle, et qu’il n’avait de petit que la taille : di picciolo non avea altro que la statura.
  2. « Quand le seigneur sort de sa maison pour aller à la promenade ou faire quelque visite, l’écuyer doit le suivre à cheval. » (Miguel Yelgo, Estilo de servir a principes, 1614.)