Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/320

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vu courir cet homme à travers les broussailles, resta tout surpris de ce qu’il venait d’entendre ; et, sentant s’accroître son désir de savoir qui était ce malheureux fou, il résolut de poursuivre sa première pensée, et de le chercher par toute la montagne, sans y laisser une caverne, une fente, un trou qu’il ne visitât jusqu’à ce qu’il l’eût trouvé. Mais la fortune arrangea mieux les choses qu’il ne l’espérait ; car, en ce même instant, parut, dans une gorge de la montagne qui débouchait sur eux, le jeune homme qu’il voulait chercher. Celui-ci s’avançait en marmottant dans ses lèvres des paroles qu’il n’eût pas même été possible d’entendre de près. Son costume était tel qu’on l’a dépeint ; seulement, lorsqu’il fut proche, Don Quichotte s’aperçut qu’un pourpoint en lambeaux qu’il portait sur les épaules était de peau de daim parfumée d’ambre[1] ; ce qui acheva de le convaincre qu’une personne qui portait de tels habits ne pouvait être de basse condition. Quand le jeune homme arriva près d’eux, il les salua d’une voix rauque et forte, mais avec beaucoup de courtoisie. Don Quichotte lui rendit ses saluts avec non moins de civilité, et, mettant pied à terre, il alla l’embrasser avec une grâce affectueuse, et le tint quelques minutes étroitement serré sur sa poitrine, comme s’il l’eût connu depuis longues années. L’autre, que nous pouvons bien appeler le Déguenillé de la mauvaise mine, comme Don Quichotte le chevalier de la Triste-Figure, après s’être laissé donner l’embrassade, l’écarta un peu de lui, et, posant ses deux mains sur les épaules de Don Quichotte, il se mit à le regarder comme s’il eût voulu chercher à le reconnaître, n’étant peut-être pas moins surpris de voir la figure, l’air et les armes de Don Quichotte, que Don Quichotte ne l’était de le voir lui-même en cet état. Finalement, le premier qui parla, après leur longue accolade, ce fut le Déguenillé, qui dit ce que nous rapporterons plus loin.

  1. Coleto de ambar. Ce pourpoint parfumé se nommait en France, au seizième siècle collet de senteur, ou collet de fleurs. (Voir Montaigne, livre I, chap. XXII, et les notes.)