Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/33

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glorieux, qui devait attirer sur ses pas la reconnaissance et l’admiration. Quand il aurait détruit quelques-uns des bandits qui désolaient les grands chemins, ou chassé de leurs repaires ces autres brigands à écussons, qui, de leurs châteaux bâtis à la cime des rochers, fondaient, comme un aigle de son aire, sur la proie facile qu’offraient des passants désarmés ; quand il aurait délivré des captifs de leurs chaînes, arraché un innocent au supplice, puni un meurtrier, renversé un usurpateur du trône ; quand il aurait, enfin, renouvelé, dans ce premier âge des sociétés modernes, les travaux des Hercule, des Thésée, des demi-dieux d’un précédent monde aussi dans l’enfance ; alors son nom, répété de bouche en bouche, se serait conservé dans la mémoire des hommes, avec tous les ornements d’une histoire traditionnelle. D’une autre part, les femmes, dont les mœurs publiques ne défendaient pas encore la faiblesse, auraient été le principal objet de la généreuse protection du chevalier errant ; la galanterie, ce nouvel amour inconnu de l’antiquité, auquel le christianisme a donné naissance en mêlant aux plaisirs sensuels les respects et la foi d’une espèce de culte religieux, aurait réuni ses doux passe-temps aux sanglantes aventures du justicier bardé de fer, dont la vie se serait ainsi partagée entre la guerre et l’amour.

Il y avait assurément dans ce sujet, convenablement traité, la matière, non d’un livre, mais d’une littérature entière. Il était facile de rattacher à l’histoire des chevaliers errants celle des coutumes de l’époque, la description des tournois et des fêtes, la justice galante des cours d’amour, les chants des troubadours et les danses des jongleurs, les pèlerinages religieux ou guerriers à la terre sainte, et l’Orient s’ouvrait avec toutes ses merveilles à l’imagination du romancier. Ce ne fut point là que se dirigèrent, ou du moins que s’arrêtèrent les auteurs des livres de chevalerie. Sans respect pour la vérité, ni même pour la vraisemblance, ils entassèrent à plaisir les fautes les plus grossières en histoire, en géographie, en physique, et même les plus dangereuses erreurs en morale ; ils ne surent trouver que coups de lance et coups d’épée, batailles perpétuelles, exploits incroyables, aventures cousues bout à bout, sans plan, sans connexion, sans intelligence ; ils mêlèrent la tendresse à la férocité, et le vice à la superstition ; ils appelèrent à leur aide les géants, les monstres, les enchanteurs, et ne songèrent enfin qu’à se surpasser l’un l’autre par l’exagération de l’impossible et du merveilleux.

Cependant, et par leurs défauts mêmes, ces sortes de livres ne pouvaient manquer de plaire. À l’époque où ils parurent, quelques érudits commençaient bien, il est vrai, à retrouver l’antiquité parmi ses ruines ; mais la multitude, ignorante et désœuvrée, était encore sans aliment pour remplir le vide de son esprit et de ses loisirs ; elle se jeta sur cette proie avec avidité. D’ailleurs, depuis les croisades, un goût général d’expéditions aventureuses avait merveilleusement préparé la voie aux romans de chevalerie, et s’ils eurent, en