Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/34

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Espagne, un succès plus populaire et plus durable que partout ailleurs, c’est qu’en Espagne plus qu’ailleurs s’était enraciné ce goût de la vie chevaleresque. Aux huit siècles de guerre incessante contre les Arabes et les Mores, avaient succédé la découverte et les conquêtes du Nouveau-Monde, puis les guerres d’Italie, de Flandre et d’Afrique. Comment s’étonner que l’on se fût pris de passion pour les livres de chevalerie dans un pays où leurs exemples avaient été sérieusement mis en pratique ? Don Quichotte n’était pas le premier fou de son espèce, et l’imaginaire héros de la Manche avait eu des précurseurs vivants, des modèles en chair et en os. Qu’on ouvre les Hommes illustres de Castille d’Hernando del Pulgar ; on y verra citer avec éloge la fameuse extravagance de Don Suéro de Quiñonès, fils du grand bailly des Asturies, lequel, étant convenu d’une rançon de trois cents lances brisées pour se racheter des chaînes de sa dame, défendit pendant trente jours le passage de l’Orbigo, comme Rodomont le pont de Montpellier. Le même chroniqueur, sans quitter le règne de Jean II, (de 1407 à 1454), cite une foule de guerriers, de lui personellement connus, tels que Gonzalo de Guzman, Juan de Merlo, Gutierre Quejada, Juan de Polanco, Pero Vazquez de Sayavedra, Diego Varela, qui s’en allèrent, non-seulement visiter leurs voisins, les Mores de Grenade, mais parcourir, en vrais chevaliers errants, les pays étrangers, la France, l’Allemagne, l’Italie, offrant à quiconque acceptait leur défi de rompre une lance en l’honneur des dames[1].

Le goût immodéré des romans de chevalerie porta bientôt ses fruits. Les jeunes gens, éloignés de l’étude de l’histoire, qui n’offrait pas assez d’aliment à leur curiosité déréglée, prirent modèle, dans le langage et dans les actions, sur les livres de leur choix. Obéissance aux caprices des femmes, amours adultères, faux point d’honneur, sanglantes vengeances des plus petites injures, luxe effréné, mépris de tout ordre social, tout cela fut mis en pratique, et les livres de chevalerie devinrent ainsi non moins funestes aux bonnes mœurs qu’au bon goût.

Ces conséquences fatales excitèrent d’abord le zèle des moralistes. Luis Vivos, Alexo Venegas, Diego Gracian, Melchor Cano, Fray Luis de Granada, Malon de Chaïde, Arias-Montano, et d’autres écrivains sensés ou pieux, élevèrent à l’envi les cris de leur indignation contre les maux que produisait la lecture de ces livres. Les lois vinrent ensuite à leur aide. Un décret de Charles-Quint, rendu en 1543, donna l’ordre aux vice-rois et aux audiences du Nouveau-Monde de ne laisser ni imprimer, ni vendre, ni lire aucun roman de chevalerie à aucun Espagnol ou Indien. En 1555, les cortès de Valladolid réclamèrent, dans une pétition très-énergique, la même prohibition pour

  1. On trouvera des détails sur ces chevaliers dans les notes du chapitre 49, première partie.