Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/370

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« C’est ce billet qui m’engagea à demander la main de Luscinde, comme je vous l’ai conté ; c’est ce billet qui la fit passer, dans l’opinion de Don Fernand, pour une des femmes les plus spirituelles et les plus adroites de son temps, et qui fit naître en lui l’envie de me perdre, avant que mes désirs fussent comblés. Je confiai à Don Fernand que le père de Luscinde exigeait que le mien la lui demandât, et que je n’osais en prier mon père, dans la crainte qu’il ne voulût pas y consentir, non qu’il ne connût parfaitement la qualité, les vertus et les charmes de Luscinde, bien capables d’ennoblir toute autre maison d’Espagne, mais parce que je supposais qu’il ne voudrait point me laisser marier avant de savoir ce que le duc Ricardo voulait faire de moi. Finalement, je lui dis que je ne me hasarderais point à m’ouvrir à mon père, tant à cause de cet obstacle que de plusieurs autres que j’entrevoyais avec effroi, sans savoir quels ils fussent, et seulement parce qu’il me semblait que jamais mes désirs ne seraient satisfaits. À tout cela Don Fernand me répondit qu’il se chargeait, lui, de parler à mon père, et de le décider à parler pour moi au père de Luscinde[1]. Traître ami, homme ingrat, perfide et cruel, que t’avait fait cet infortuné qui te découvrait avec tant d’abandon les secrets et les joies de son cœur ? Quelle offense as-tu reçue de moi ? quelle parole t’ai-je dite, quel conseil t’ai-je donné, qui n’eussent pour but unique ton intérêt et ton illustration ? Mais pourquoi me plaindre, hélas ! N’est-ce point une chose avérée que, lorsque le malheur nous vient d’une fatale étoile, comme il se précipite de haut en bas avec une irrésistible violence, il n’y a nulle force sur la terre qui puisse l’arrêter, nulle prudence humaine qui puisse le prévenir ? Qui aurait pu s’imaginer que Don Fernand, cavalier de sang illustre et d’esprit distingué, mon obligé par mes services, assez puissant pour obtenir tout ce qu’un désir amoureux lui faisait souhaiter, quelque part qu’il s’adressât, irait se mettre en tête de me ravir, à moi, ma seule brebis, que même je ne possédais pas encore[2] ? Mais laissons de côté ces considérations inutiles, et renouons le fil rompu de ma triste histoire.

  1. Malgré mon respect pour le texte de Cervantès, j’ai cru devoir supprimer ici une longue et inutile série d’imprécations, où Cardénio donne à Fernand les noms de Marius, de Sylla, de Catilina, de Julien, etc., en les accompagnant de leurs épithètes classiques. Cette érudition de collège aurait fait tache dans un récit habituellement simple et toujours touchant.
  2. Parabole du prophète Nathan, pour reprocher à David l’enlèvement de la femme d’Urie. (Rois, liv. II, chap. 12.)