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jouer ni ses anciennes pièces, ni celles qu’il avait composées depuis. Pour tirer quelque parti de ces travaux dramatiques, Cervantès résolut de faire imprimer son théâtre. Il s’adressa au libraire Villaroel, l’un des plus accrédités de Madrid, qui répondit ingénûment : « Un auteur de renom, que j’ai consulté, m’a dit qu’on pouvait beaucoup attendre de votre prose, mais de vos vers absolument rien. » L’arrêt était juste, quoique un peu sévere, et dut être bien sensible à Cervantès, qui rima malgré Minerve, et qui tenait comme un enfant à sa renommée de poëte. Villaroel imprima cependant, au mois de septembre 1615, huit comédies et autant d’intermèdes, avec une dédicace au comte de Lemos, et un prologue, non-seulement très-spirituel, mais très-intéressant pour l’histoire de la scène espagnole. Lope de Vega régnait encore, et le rival qui devait le détrôner, Calderon, débutait dans la carrière. Le public reçut avec indifférence les pièces choisies de Cervantès, et les comédiens ne daignèrent pas en représenter une seule. Le public et les comédiens furent ingrats peut-être, mais non pas injustes. Comment les blâmer d’avoir laissé dans l’oubli des comédies dont Blas de Nasarre ne trouvait rien de mieux à dire, en les réimprimant un siècle plus tard, sinon que Cervantès les avait faites exprès mauvaises (artificiosamente malas) pour se moquer des pièces extravagantes auxquelles s’attachait la vogue ?

On publia, dans cette même année 1615, un autre opuscule de Cervantès, qui se rattache à une circonstance intéressante. L’Espagne conservait encore la coutume des joutes poétiques (justas poeticas), aussi à la mode sous le roi Jean II que les joutes guerrières, et qui se sont conservées, dans le midi de la France, sous le nom de Jeux floraux. Paul V ayant canonisé, en 1614, la fameuse sainte Thérèse de Jésus, le triomphe de cette héroïne des cloîtres fut donné pour sujet du concours, dont Lope de Vega était l’un des juges. Il fallait chanter les extases de la sainte, dans la forme de l’ode appelée cancion castellana et sur le mètre de la première églogue de Garcilaso de la Vega, El dulce lamentar de los pastores. Tous les écrivains de quelque renom prirent part au concours, et Cervantès, devenu poëte lyrique à soixante-sept ans, envoya aussi son ode, qui, sans avoir le prix, fut du moins imprimée parmi les meilleures, dans la Relation des fêtes que célébra l’Espagne entière à la gloire de son illustre fille.

Ce fut encore la même année 1615 qui vit paraître la seconde partie du Don Quichotte.

Elle était très-avancée, et Cervantès, qui l’avait annoncée dans le prologue de ses Nouvelles, y travaillait assidûment, lorsqu’au milieu de l’année 1614, une continuation de la première partie parut à Tarragone comme l’œuvre du licencié Alonzo Fernandez de Avellaneda, natif de Tordesillas. C’était un nom supposé sous lequel s’était caché cet insolent pla-