Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/47

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varié, toujours croissant, et que l’on quitte pourtant sans regret pour le plaisir plus vif encore de se retrouver tête à tête avec les deux héros ? — Leur assortiment et leur contraste à la fois, les sentences du maître, les saillies du valet, une gravité jamais lourde, un badinage jamais futile, une alliance intime et naturelle entre le burlesque et le sublime, le rire et l’émotion, l’amusement et la moralité ? Peut-on enfin n’avoir pas senti les charmes et les beautés de ce langage magnifique, harmonieux, facile, prenant toutes les nuances et tous les tons ; de ce style où sont tous les styles, depuis le plus familier comique jusqu’à la plus majestueuse éloquence, et qui a fait dire du livre qu’il était « divinement écrit dans une langue divine ? »

Hélas ! cette dernière satisfaction n’appartient complétement qu’à ceux qui ont le bonheur de le lire dans l’original. Ils sont rares en-deçà des Pyrénées. Nous ne sommes plus au temps où l’espagnol se parlait à Paris, à Bruxelles, à Munich, à Vienne, à Milan, à Naples, où il était la langue des cours, de la politique et du bon ton ; le français l’a détrôné. En revanche, il est facile à chacun de s’imaginer qu’il lit le Don Quichotte, le trouvant transporté dans son propre idiome. Si aucun livre ne compte autant de lecteurs que celui-là, aucun non plus ne compte autant de traducteurs. Il en a trouvé en Hollande, en Danemarck, en Suède, en Russie. Ce sont, en Allemagne, des écrivains comme Tieck et Soltau, qui ont fait passer dans la langue du pays l’œuvre de Cervantès. Elle a eu dix traducteurs en Angleterre : Shelton, Gayton, Ward, Jarvis, Smollett, Ozell, Motteux, Wilmont, Durfey, J. Philips, outre un commentateur intelligent comme le docteur John Bowle ; et peut-être autant en Italie, depuis Franciosini jusqu’au traducteur anonyme de 1815, pour qui Novelli dessina des gravures. En France, le nombre en est plus grand encore, si l’on réunit toutes les versions qui parurent, depuis les premières ébauches de César Oudin et de Rosset, contemporains du livre, jusqu’aux deux traductions publiées dans le présent siècle. Celle que donna Filleau de Saint-Martin, vers le milieu du siècle dernier, est, sinon la meilleure, au moins la plus répandue. Dans une introduction qu’y ajouta M. Auger, en 1819, il faisait remarquer que le nombre des éditions de cette seule traduction, publiées en France, s’élevait déjà, le croira-t-on ? à cinquante et une. Depuis, on en a publié une cinquante-deuxième édition. Ce succès, qui n’a peut-être pas d’autre exemple, prouve avec éclat le mérite immense de l’œuvre originale, et la curiosité toujours nouvelle, toujours croissante, qu’elle entretient de génération en génération. Il faut, en effet, que le Don Quichotte soit doué d’un principe de vie bien puissant, ou plutôt qu’il porte le sceau de l’immortalité, pour avoir si glorieusement résisté aux mutilations forcées de ses traducteurs. Ce livre fut écrit avec trop d’esprit et d’adresse pour avoir été compris de tout le monde : il fallait dépayser jusqu’aux limiers du saint-office. De là ces adroits propos à double entente, ces fines allusions, ces délicates ironies, voiles in-