Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/49

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aucun, est un tissu d’épisodes entrelacés comme ceux d’une intrigue de Calderon, d’aventures bizarres, de rencontres inouïes, de prodiges invraisemblables, de caractères faux, de sentiments alambiqués. Cervantès, peintre si exact, si judicieux, de la nature physique et morale, a bien fait d’en reléguer la scène aux régions hyperboréennes, car c’est un monde imaginaire, sans nul rapport avec celui qu’il avait sous les yeux. Du reste, à la lecture de cette débauche d’un grand esprit, où se trouverait aisément la matière de vingt drames et de cent contes, on ne peut trop admirer cette imagination presque septuagénaire, aussi riche encore, aussi féconde que celle de l’Arioste ; on ne peut trop admirer cette plume toujours noble, élégante, hardie, couvrant les absurdités du récit sous la magnifique parure du langage. Le Persilès est plus correct et plus châtié que le Don Quichotte ; c’est, en plusieurs parties, un modèle achevé de style, et peut-être le livre le plus classique de l’Espagne. On pourrait le comparer à un palais tout bâti de marbre et de bois de cèdre, mais sans ordonnance, sans proportions, sans figue, et n’offrant à vrai dire, au lieu d’une œuvre architecturale, qu’un amas de précieux matériaux. Quand on voit le sujet du livre et le nom de l’auteur, la préférence qu’il lui donnait sur tous ses ouvrages, et les éminentes qualités qu’il y a si follement dépensées, on est en droit de dire que le Persilès est une des grandes aberrations de l’esprit humain.

Cervantès ne put jouir ni du succès qu’il se promettait complaisamment de ce dernier ouvrage de sa plume, de ce Benjamin des enfants de son intelligence, ni du succès bien autrement durable et légitime de son véritable titre à l’immortalité. Toujours malheureux, il ne lui fut pas même permis de discerner, à travers les éloges de ses contemporains, quelle gloire immense lui réservait la postérité. Lorsqu’il publia, vers la fin de 1615, la seconde partie du Don Quichotte, ayant alors soixante-huit ans, il était attaqué sans remède de la maladie qui l’emporta bientôt après. Espérant, à l’entrée de la belle saison, trouver quelque soulagement dans l’air de la campagne, il partit, le 2 avril suivant, pour le bourg d’Esquivias, où demeuraient les parents de sa femme. Mais, au bout de quelques jours, son mal empirant, il fut contraint de revenir à Madrid, accompagné de deux amis qui le soignaient en chemin. Ce fut à ce retour d’Esquivias que lui arriva une petite aventure dont il composa le prologue du Persilès, et à laquelle nous devons l’unique relation un peu détaillée qu’on ait conservée de sa maladie.

Les trois amis cheminaient paisiblement sur la route de traverse, quand un étudiant, qui venait derrière eux, monté sur un âne, leur cria de s’arrêter, et se plaignit, en les rejoignant, de ce qu’il n’avait pu les atteindre plus tôt pour jouir de leur compagnie. L’un des bourgeois d’Esquivias répondit que la faute en était au cheval du seigneur Miguel de Cervantès, qui avait le pas très-allongé. À ce nom de Cervantès, pour lequel il était passionné sans le connaître,