Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/558

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Philippe II. La nouvelle se répandit aussi des immenses préparatifs de guerre qui se faisaient. Tout cela me donna une si extrême envie de prendre part à la campagne navale qui allait s’ouvrir ; que, bien que j’eusse l’espoir et l’assurance d’être promu au grade de capitaine à la première occasion, j’aimai mieux tout abandonner, et m’en aller en Italie ; ce que je fis en effet. Ma bonne étoile permit que j’y arrivasse au moment où le seigneur Don Juan d’Autriche, ayant débarqué à Gênes, se rendait à Naples pour s’y réunir à la flotte de Venise, jonction qui eut lieu plus tard à Messine. Que dirai-je enfin ? Devenu capitaine d’infanterie, honorable emploi que me valut mon bonheur plutôt que mes mérites, je me trouvai à cette grande et mémorable journée de Lépante[1]. Mais en ce jour, si heureux pour la chrétienté, puisque toutes les nations du monde furent désabusées de l’erreur qui leur faisait croire les Turcs invincibles sur mer ; en ce jour, où fut brisé l’orgueil ottoman, parmi tant d’heureux qu’il fit (car les chrétiens qui y périrent eurent plus de bonheur encore que ceux qui restèrent vivants et vainqueurs), moi seul je fus malheureux. Au lieu de recevoir, comme aux siècles de Rome, une couronne navale, je me vis, dans la nuit qui suivit cette fameuse journée, avec des fers aux pieds et des menottes aux mains. Voici comment

  1. Cervantès parle de cette bataille en témoin oculaire, et l’on conçoit qu’il prenne plaisir à rapporter quelques détails de ses campagnes.