Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/570

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Alger qu’à Constantinople, où j’avais, de mille manières, essayé de m’enfuir, sans qu’aucune eût réussi. Je pensais, une fois dans Alger, chercher d’autres moyens d’arriver à ce que je désirais tant, car jamais l’espoir de recouvrer la liberté ne m’abandonna ; et quand, en ce que j’imaginais ou mettais en œuvre, le succès ne répondait pas à l’intention, aussitôt, sans m’abandonner à la douleur, je me forgeais une autre espérance qui, toute faible qu’elle fût, soutînt mon courage.

» C’est ainsi que j’occupais ma vie, enfermé dans la prison que les Turcs appellent bagne[1], où ils gardent tous les captifs chrétiens, aussi bien ceux du roi que ceux des particuliers, et ceux encore qu’on appelle de l’almacen, comme on dirait de la municipalité, parce qu’ils appartiennent à la ville et servent aux travaux publics. Pour ces derniers, il est difficile que la liberté leur soit rendue ; car, étant à tout le monde et n’ayant point de maître particulier, ils ne savent avec qui traiter de leur rançon, même quand ils en auraient une. Dans ces bagnes, comme je l’ai dit, beaucoup de particuliers conduisent leurs captifs, surtout lorsque ceux-ci sont pour être rachetés, parce qu’ils les y tiennent en repos et en sûreté jusqu’au rachat. Il en est de même des captifs du roi quand ils traitent de leur rançon ; ils ne vont point avec les autres au travail de la chiourme, à moins que la rançon ne tarde à venir, parce qu’alors, pour les forcer d’écrire d’une manière plus pressante, on les fait travailler, et on les envoie comme les autres chercher du bois, ce qui n’est pas une petite besogne. J’étais donc parmi les captifs du rachat ; car, lorsqu’on sut que j’étais capitaine, j’eus beau déclarer que je n’avais ni ressources, ni fortune ; cela n’empêcha point qu’on ne me rangeât parmi les gentilshommes et les gens à rançon. On me mit une chaîne, plutôt en signe de rachat que pour me tenir en esclavage, et je passais

  1. Bagne (baño) signifie, d’après la racine arabe dont les Espagnols ont fait albañil (maçon), un édifice en plâtre. — La vie que menaient les captifs dans ces bagnes n’était pas aussi pénible qu’on le croit communément. Ils avaient des oratoires où leurs prêtres disaient la messe ; on y célébrait les offices divins avec pompe et en musique ; on y baptisait les enfants, et tous les sacrements y étaient administrés ; on y prêchait, on y faisait des processions, on y instituait des confréries, on y représentait des autos sacramentales la nuit de Noël et les jours de la Passion ; enfin, comme le remarque Clémencin, les prisonniers musulmans n’avaient certes pas autant de liberté en Espagne, ni dans le reste de la chrétienté. (Gomez de Losada, Escuela de trabajos y cautiverio de Argel, Lib. Il. cap. 46 y sig.)