Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/579

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heureuse Maryem, qui est la véritable mère de Dieu, et celle qui t’a mis dans le cœur de t’en aller en pays de chrétiens, parce qu’elle t’aime tendrement. Prie-la de vouloir bien te révéler comment tu pourras mettre en œuvre ce qu’elle t’ordonne ; elle est si bonne, qu’elle le fera. De ma part, et de celle de tous les chrétiens qui se trouvent avec moi, je t’offre de faire pour toi tout ce que nous pourrons, jusqu’à mourir. Ne manque pas de m’écrire pour m’informer de ce que tu penses faire ; je te répondrai toujours. Le grand Allah nous a donné un chrétien captif qui sait parler et écrire ta langue aussi bien que tu le verras par ce billet. Ainsi, sans avoir aucune inquiétude, tu peux nous informer de tout ce que tu voudras. Quant à ce que tu dis que, si tu arrives en pays de chrétiens tu dois être ma femme, je te le promets comme bon chrétien, et tu sais que les chrétiens tiennent mieux que les Mores ce qu’ils promettent. Qu’Allah et Maryem sa mère t’aient en leur sainte garde. »

» Quand ce billet fut écrit et cacheté, j’attendis deux jours que le bagne fût vide, comme d’habitude, et j’allai aussitôt à la promenade ordinaire de la terrasse pour voir si la canne de jonc paraîtrait ; elle ne tarda pas beaucoup à se montrer. Dès que je la vis, bien que je ne pusse voir qui la tenait, je montrai le papier, comme pour faire entendre qu’on attachât le fil. Mais déjà il pendait au bâton. J’y liai le billet, et peu de moments après, nous vîmes de nouveau paraître notre étoile, avec sa blanche bannière de paix, le petit mouchoir. On le laissa tomber, j’allai le ramasser aussitôt, et nous y trouvâmes, en toutes sortes de monnaies d’or et d’argent, plus de cinquante écus, lesquels doublèrent cinquante fois notre allégresse, et nous affermirent dans l’espoir de la délivrance. Cette même nuit, notre renégat revint au bagne. Il nous dit qu’il avait appris que, dans cette maison, vivait en effet le More qu’on nous avait indiqué, nommé Agi-Morato ; qu’il était prodigieusement riche ; qu’il avait une fille unique, héritière de tous ses biens, qui passait unanimement dans la ville pour la plus belle femme de toute la Berbérie, et que plusieurs des vice-rois qui étaient venus dans la province l’avaient demandée pour femme[1], mais qu’elle n’avait jamais voulu se marier ; enfin, qu’elle avait eu longtemps

  1. Cervantès dit, dans sa comédie de los Baños de Argel (jornada III), que cette fille unique d’Agi-Morato épousa Muley-Maluch, qui fut fait roi de Fez en 1576. C’est ce que confirment le P. Haedo, dans son Epitome, et Antonio de Herrera, dans son Historia de Portugal.