Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/582

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possession, mais seulement de grands navires pour aller en course, parce qu’ils craignent que celui qui achète une barque, surtout s’il est Espagnol, ne la veuille avoir uniquement pour se sauver en pays chrétien. Mais je lèverai cet obstacle en mettant un More tagarin[1] de moitié dans l’acquisition de la barque et les bénéfices du négoce. Sous l’ombre de son nom, je deviendrai maître de la barque, et je tiens dès lors tout le reste pour accompli. »

» Bien qu’il nous eût paru préférable, à mes compagnons et à moi, d’envoyer chercher la barque à Mayorque, ainsi que le disait la Moresque, nous n’osâmes point contredire le renégat, dans la crainte que, si nous ne faisions pas ce qu’il demandait, il ne nous découvrît, et ne mît en danger de mort nous et Zoraïde, pour la vie de qui nous aurions donné toutes les nôtres. Ainsi nous résolûmes de remettre notre sort dans les mains de Dieu et dans celles du renégat. On répondit à l’instant même à Zoraïde en lui disant que nous ferions tout ce qu’elle nous conseillait, parce que son idée était aussi bonne que si Lella Maryem la lui eût communiquée, et que c’était à elle seule qu’il appartenait d’ajourner ce projet ou de le mettre immédiatement en œuvre. Je renouvelai enfin, à la suite de cette lettre, la promesse d’être son époux ; et un autre jour que le bagne se trouvait solitaire, elle nous descendit, en différentes fois, avec la canne et le mouchoir, jusqu’à deux mille écus d’or. Elle disait, dans un billet, que le prochain dgiuma, qui est le vendredi, elle allait au jardin de son père ; mais qu’avant de partir elle nous donnerait encore de l’argent ; que, si cela ne suffisait pas, nous n’avions qu’à l’en avertir, qu’elle nous en donnerait autant que nous lui en demanderions, parce que son père en avait tant qu’il n’y ferait pas attention, et que d’ailleurs elle tenait les clefs de toutes choses. Nous remîmes aussitôt cinq cents écus au renégat pour l’achat de la barque. Avec huit cents écus, je me rachetai. J’avais donné l’argent à un marchand valencien qui se trouvait en ce moment à Alger[2]. Celui-ci me racheta du roi, mais sur parole, et en s’engageant à payer ma rançon à l’arrivée du premier

  1. Tagarin veut dire de la frontière. On donnait ce nom aux Mores venus de l’Aragon et de Valence. On appelait au contraire Mudejares, qui signifie de l’intérieur, les Mores venus d’Andalousie. (Haedo, Topografia, etc. Luis del Marmol, Descripcion de Africa, etc.)
  2. Ce marchand s’appelait Onofre Exarque. Ce fut lui qui procura l’argent pour acheter la barque où Cervantès devait s’enfuir avec les autres chrétiens, en 1579.