Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/10

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Il me semble que tu vas dire, lecteur, que je me restreins étrangement, et me contiens un peu trop dans les limites de ma modestie ; mais je sais qu’il ne faut pas ajouter affliction sur affliction, et celle qu’endure ce seigneur doit être bien grande, puisqu’il n’ose paraître en plein air et en plein jour, qu’il déguise son nom, qu’il dissimule sa patrie, comme s’il avait commis quelque attentat de lèse-majesté. Si, par hasard, tu viens à le connaître, dis-lui de ma part que je ne me tiens pas pour offensé, que je sais fort bien ce que sont les tentations du diable, et qu’une des plus puissantes qu’il emploie, c’est de mettre à un homme dans la tête qu’il peut composer et publier un livre, qui lui donnera autant de renommée que d’argent, et autant d’argent que de renommée. Et même, pour preuve de cette vérité, je veux qu’avec ton esprit et ta bonne grâce, tu lui racontes cette histoire-ci :

« Il y avait à Séville un fou, qui donna dans la plus gracieuse extravagance dont jamais fou se fût avisé au monde. Il fit un tuyau de jonc, pointu par le bout ; et quand il attrapait un chien dans la rue, ou partout ailleurs, il lui prenait une patte sous son pied, lui levait l’autre avec la main, et, du mieux qu’il pouvait, lui introduisait la pointe du tuyau dans certain endroit où, en soufflant par l’autre bout, il faisait devenir le pauvre animal rond comme une boule. Quand il l’avait mis en cet état, il lui donnait deux petits coups de la main sur le ventre, et le lâchait en disant aux assistants qui étaient toujours fort nombreux : « Vos grâces penseront-elles maintenant que ce soit un petit travail que d’enfler un chien ? — Penserez-vous maintenant que ce soit un petit travail que de faire un livre ? » Si ce conte, ami lecteur, ne lui convient pas, tu lui diras celui-ci, qui est également un conte de fou et de chien.

« Il y avait à Cordoue un autre fou, lequel avait coutume de porter sur sa tête un morceau de dalle en marbre, ou un quartier de pierre, non des plus légers ; quand il rencontrait quelque chien qui ne fût pas sur ses gardes, il s’en approchait, et laissait tomber d’aplomb le poids sur lui. Le chien, roulant sous le coup, jetait des hurlements, et se sauvait à ne pas s’arrêter au bout de trois rues. Or il arriva que, parmi les chiens sur lesquels il déchargea son fardeau, se trouva le chien d’un bonnetier, que son maître aimait beaucoup. La pierre, en tombant, lui frappa sur la tête ; le chien assommé jeta des cris perçants ; le maître, qui le vit maltraiter, en devint furieux. Il empoigna une aune, tomba sur le fou, et le bâtonna de la tête aux pieds. À chaque décharge, il lui disait :