Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/141

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guère de moments que je ne lui donne mille embrassades et mille baisers. »

En disant cela, il la mit entre les mains de Sancho, qui, portant le goulot à sa bouche, se mit à regarder les étoiles un bon quart d’heure. Quand il eut fini de boire, il laissa tomber la tête sur une épaule, et, jetant un grand soupir : « Oh ! le fils de gueuse, s’écria-t-il, comme il est catholique ! — Voyez-vous, reprit l’écuyer du Bocage, dès qu’il eut entendu l’exclamation de Sancho, comme vous avez loué ce vin en l’appelant fils de gueuse ! — Aussi je confesse, répondit Sancho, que ce n’est déshonorer personne que de l’appeler fils de gueuse, quand c’est avec l’intention de le louer. Mais dites-moi, seigneur, par le salut de qui vous aimez le mieux, est-ce que ce vin n’est pas de Ciudad-Réal[1] ? — Fameux gourmet ! s’écria l’écuyer du Bocage ; il ne vient pas d’ailleurs, en vérité, et il a quelques années de vieillesse. — Comment donc ! reprit Sancho, croyez-vous que la connaissance de votre vin me passe par-dessus la tête ? Eh bien ! sachez, seigneur écuyer, que j’ai un instinct si grand et si naturel pour connaître les vins, qu’il me suffit d’en sentir un du nez pour dire son pays, sa naissance, son âge, son goût, toutes ses circonstances et dépendances. Mais il ne faut point s’étonner de cela, car j’ai eu dans ma race, du côté de mon père, les deux plus fameux gourmets qu’en bien des années la Manche ait connus ; et, pour preuve, il leur arriva ce que je vais vous conter. Un jour on fit goûter le vin d’une cuve, en leur demandant leur avis sur l’état et les bonnes ou mauvaises qualités de ce vin. L’un le goûta du bout de la langue, l’autre ne fit que le flairer du bout du nez. Le premier dit que ce vin sentait le fer, et le second qu’il sentait davantage le cuir de chèvre. Le maître assura que la cuve était propre, et que son vin n’avait reçu aucun mélange qui pût lui donner l’odeur de cuir ou de fer. Cependant, les deux fameux gourmets persistèrent dans leur déclaration. Le temps marcha, le vin se vendit, et quand on nettoya la cuve, on y trouva une petite clef pendue à une courroie de maroquin. Maintenant, voyez si celui qui descend d’une telle race peut donner son avis en semblable matière[2]. —

  1. Dans la nouvelle du Licencié Vidriéra, Cervantès cite également, parmi les vins les plus fameux, celui de la ville plus impériale que royale (Real Ciudad), salon du dieu de la gaieté.
  2. Cette histoire plaisait à Cervantès, car il l’avait déjà contée dans son intermède la